Un magnifique document, dont une copie moderne nous est seule parvenue, est conservé dans la Catalunya Carolíngia, vol. V, n° 49. Il  est le récit d’un procès public tenu en 858, à Elne, dans l’église Saint-Pierre, aujourd’hui disparue.

Devant les juges, le représentant du vicomte de Roussillon réclame cinq champs et un jardin possédés par Ricemir. Le vicomte affirme que ces terres font partie de son « bénéfice », des revenus qui rétribuent la charge vicomtale. Mais sept témoins racontent qu’ils étaient présents quand, dans la villa Tresmalos, vinrent le grand-père de Ricemir, nommé Wadamir, et son fils, le père de Ricemir, nommé Witigis. Ils avaient pris ces terres « par leur aprision ainsi que les autres Hispans » et les avaient détenues « pendant les années légales ». C’est à Ricemir qu’elles doivent appartenir, par héritage de son grand-père et de son père et par leur aprision, plutôt qu’à toute autre personne à titre de bénéfice.

L’apparition de Tresmals dans les sources historiques est donc liée à un moment important de l’histoire de la Marca Hispanica, celui de l’arrivée des colons Hispans, réfugiés de l’Espagne musulmane, arrivant dans l’Empire carolingien après l’échec de l’expédition de Saragosse, en 778, et les expéditions punitives d’Abd al-Rahman dans la Marche Supérieure d’al-Andalus autour de 781 et d’Abd al-Malik en 793. En 812 et 815, Charlemagne puis son fils Louis-le-Pieux promulguent des décisions célèbres (les capitulaires Pro Hispani) qui donnent un cadre légal, politique et militaire, à cette « immigration ». Parmi les dispositions dont bénéficient les Hispans, la plus durable est celle de l’aprisio, l’aprision, qui donne aux réfugiés la possibilité de prendre (aprehendere > aprisio) et de mettre en culture des terres en friche, abandonnées et tombées sous le pouvoir du fisc, et qui seront en leur propriété pleine, en alleu, au bout de trente années d’occupation continue (les « années légales » dont parlent les témoins du procès).

Il n’est pas impossible qu’au lieu de Tresmals se soient installé tout un groupe d’Hispani, (« les autres Hispans » cités par les témoins) en même temps que Wadamir, le grand-père de Ricemir, dans les années 800…

Un petit village s’est formé là, une paroisse dont l’église Sainte-Eugénie de Tresmals, aujourd’hui désaffectée, est toujours présente. L’église est située à 3 km au sud-est d’Elne, sur la rive gauche du Tech, à 100 m du fleuve. Elle se trouvait il y a vingt ans au milieu d’un champ, enfouie sous  1,70 m d’alluvions déposées par le Tech.

 

 

L’église apparaît pour la première fois dans la dans la documentation médiévale en 951 (Cat Car V, n° 328) puis est mentionnée à nouveau en 1067, 1145 et en 1347, après cette date elle semble perdre son statut d’église paroissiale. Le culte y fut toutefois encore pratiqué jusqu’à la Révolution française avant qu’elle ne soit vendue puis utilisée comme hangar agricole. Les communes d’Elne et d’Argelès se partagent le territoire de sa paroisse, et la limite entre les deux communes traverse l’église Sainte-Eugénie par son milieu, d’ouest en est.

Au printemps 2003, l’Association des Amis d’Illibéris et le propriétaire ont décidé de dégager l’église de ses limons. Un diagnostic fut confié à l’Association Archéologique des Pyrénées-Orientales (AAPO), sous la responsabilité d’Olivier Passarrius, alors employé de l’AAPO. L’église visible aujourd’hui peut être datée des XIIe siècle environ, par son architecture et par les éléments de chronologie des crues successives. On ignore à quoi ressemblait l’église citée au Xe siècle.

 

 

 

Des niveaux antiques, datés de la seconde moitié du IVe – début du Ve siècles, sont situés à environ 2,20 à 2,30 m par rapport à la surface. Les niveaux archéologiques contemporains de la construction de l’église ont été observés à 1,80 m de profondeur. Ce sont donc environ 50 cm de limons sableux qui ont été déposés en 600 ans entre le Ve et le XIIe siècle. Ces apports restent faibles en comparaison de la puissance de la stratigraphie postérieure.

Le niveau contemporain de l’église est marqué par des tombes, antérieures au XIIIe siècle, recouvertes par des limons provenant des crues du Tech. Deux tombes, celle d’un homme, inhumé le premier, puis celle d’une femme, collée à la première, avaient été réunies sous un unique radier fait de mortier de chaux. Ce tombeau double (familial ?) a été piégé et conservé sous les 50 cm de terre apportée par la grande crue du XIIIe-XIVe siècle.

 

 

Dans le courant du XIVe ou du XVe siècle, deux sépultures furent établies le long du mur méridional, 80 cm au-dessus des premières tombes, et à 1 m de profondeur sous le sol actuel. En trois siècles, du XIIIe au XVe siècle, ce sont donc 80 cm de limons qui se sont déposés. La première de ces crues, la plus importante, a déposé une strate de 50 cm, dont la mise en place est datée par des céramiques des XIIIe-XIVe siècles. La porte de l’église, sur la façade sud, avait été remontée vers le haut au fur et à mesure de l’exhaussement du sol.

Le reste des alluvions est déposé entre le XVIe siècle et la catastrophique crue d’octobre 1940. Dans le secteur de Sainte-Eugénie, la crue de 1940 a, par endroits, emporté entre 60 et 80 cm de terres, provoquant une érosion importante de certaines parcelles. Les dépôts sont très irréguliers : certaines parcelles ont reçu des épaisseurs d’alluvions atteignant 1 m voire 1,70 m, tandis que d’autres ont été recouvertes de 20 à 30 cm de limons seulement. Ces variations importantes sont bien sûr liées au micro relief, creux et bosses du terrain, et à la couverture végétale qui a perturbé les apports. Dans les sondages de reconnaissance effectués autour de la chapelle, la couche matérialisant la crue de 1940 se trouve à une profondeur d’environ 50 cm sous la surface.

L’église Sainte-Eugénie de Tresmals est ainsi un témoignage indirect de l’installation des Hispans, dont elle marque l’emplacement, et un passionnant échantillon de la variation du cours du Tech et de ses crues, un lieu d’observation privilégié de l’histoire des paysages de la plaine du Roussillon durant mille cinq cents ans.

 

 

Aymat Catafau, Université de Perpignan Via Domitia
Olivier Passarrius, Service Départemental d’Archéologie, CD66