Le droit est un des meilleurs instruments pour connaître en profondeur une société. Pour le haut Moyen Âge, nous disposons d’une œuvre capitale qui réunit les textes juridiques qui structurent les institutions et la vie politique catalane : Justícia i resolució de conflictes a la Catalunya medieval. Col·lecció diplomàtica, segles IX-XI (Barcelona : Parlament de Catalunya ; Generalitat de Catalunya. Departament de Justícia, 2018). Nous avons parlé avec le directeur de l’ouvrage, Josep M. Salrach, et avec Jaume de Puig, qui fait partie du Comité  éditorial de la collection Textos Jurídics Catalans.

Professeur Salrach, l’ouvrage réunit 557 actes datant du IXᵉ au XIᵉ siècle. Dans l’introduction de l’œuvre, nous pouvons lire :

[…] els escrits relatius a l’administració de justícia i la resolució de conflictes no es troben en uns arxius determinats, agrupats en unes seccions o en unes carpetes, o copiats en manuscrits, sinó barrejats en muntanyes de documentació diversa.

[…] les écrits relatifs à l’exercice de la justice et à la résolution des conflits ne sont pas conservés dans des archives spécifiques, réunis dans des séries ou des liasses ou copiés dans des manuscrits, au contraire ils sont mêlés à des montagnes d’une documentation diverse.

Compte tenu de cette circonstance, la recherche a dû être une tâche immense. Quelles ont été la méthode de travail et les sources consultées ?

Josep M. Salrach (JMS) : Nous sommes partis surtout des documents que nous avons édités, il y en a des milliers pour la  Catalogne. Nous avons choisi ceux qui traitent de l’exercice de la justice et de la résolution des conflits, qui se trouvent habituellement dans les fonds patrimoniaux, au milieu des actes de vente, des testaments, des prêts, etc. Pour certains documents, se pose la question de savoir s’il y a eu un conflit et si ce document en est la solution finale, car ce n’est pas toujours évident. Les IX et X siècles ont été les plus faciles à étudier, car nous partions de la collection Catalunya Carolíngia. La tâche s’est compliquée quand nous avons abordé le XI siècle, parce que nous avons dû vérifier des milliers de documents, et souvent revoir l’original ou la copie la plus ancienne pour des problèmes de transcription. C’est une entreprise continue, commencée il y a quinze ans.


Dans l’introduction on lit aussi :

[…] el conjunt documental que oferim aquí és ja tan ampli i complet que les anàlisis i conclusions dels estudiosos segurament ja no seran modificades pels documents ara desconeguts que en el futur puguin aparèixer.

[…] l’ensemble documentaire que nous présentons ici est d’ores et déjà si large et si complet que les analyses des chercheurs ne seront pratiquement pas modifiées par les documents aujourd’hui inconnus qui pourront apparaître à l’avenir.

Nous pouvons donc dire que nous sommes devant une œuvre-clé ?

JMS : Je crois que c’est une œuvre fondamentale pour les IX et Xᵉ siècles. Il est difficile qu’apparaissent des documents qui ne seraient pas déjà publiés dans Catalunya Carolíngia, l’entreprise de Ramon d’Abadal qui vient d’être terminée. Du XI siècle plus de textes peuvent apparaître, mais l’échantillon que nous avons est si important qu’il est presque impossible que nouvelles recherches apportent une information susceptible de modifier le diagnostic que les historiens pourront faire à partir de nos documents.

 

Vous êtes en train de travailler au second volume de l’œuvre Justícia i resolució de conflictes a la Catalunya medieval. Col·lecció diplomàtica, segle XII. Où en est cette tâche ?

JMS : L’équipe de recherche a fait la sélection des documents, maintenant sur mon bureau. Ma mission depuis un an est de les lire et d’adapter les analyses pour cette collection diplomatique, qui met l’accent sur la résolution des conflits. J’approche de la fin, et cela va représenter un ensemble d’un millier de documents. Nous espérons que l’ouvrage puisse être édité l’an prochain.

 

 

La lecture de cet ensemble de documents nous permet-elle de nous faire une idée de l’éthique et de la morala de cette société ?

Jaume de Puig (JdP) : Oui, à condition que nous soyons en mesure de remettre les documents dans leur contexte historique. Dans l’historiographie générale, les textes législatifs en vigueur sont très clairs, mais l’étude attentive des documents particuliers montre que la loi s’appliquait ou que l’on cherchait des solutions alternatives. Au Xsiècle, par exemple, les carolingiens respectaient dans le territoire de la future Catalogne la Lex Visigothorum ; un code existait, mais il avait été écrit bien des années plus tôt, et, parfois, on optait pour résoudre les conflits sans prendre en compte ce que dictait la loi. Leur façon d’aborder les problèmes donne, en effet, une idée de l’évolution des conceptions morales de cette société, qui était très vivante : beaucoup de gens pensaient et étaient créatifs.

JMS : À l’époque carolingienne, existait une justice d’État, héritière de la romanité, qui s’était transmise aussi à travers la christianisation. C’était une société qui confiait dans le droit écrit. Il y avait un système judiciaire avec des juges désignés par les gouvernants, c’est-à-dire les comtes, évêques et abbés. Ces juges appliquaient le code juridique, la Lex Visigothorum que citait Jaume de Puig.

Un cas qui peut servir d’exemple est celui d’une communauté de paysans du territoire de Vilamacolum, dans le comté d’Empúries, qui ne payaient pas d’impôts. À un certain moment, l’autorité les leur réclame devant la justice. Les paysans savent quel est leur droit : la loi wisigothique de tradition romane, la quelle dit que celui qui possède un bien pendant trente ans, peut des lors le considérer comme sien. Comme il y avait plus de trente ans qu’ils étaient dans cette situation, les paysans ont gagné le procès. Ceci est une justice d’État, d’héritage romain. Dans cette documentation on se remarque aussi beaucoup la foi religieuse. Le comte de Besalú Miró Bonfill dit dans un de ses écrits : « Dieu est la justice ». Au début du XI siècle, la justice publique continue à être rendue, avec la prédominance d’une autre forme de résolution des conflits : l’accord à l’aide de médiateurs. Dans la documentation des XI et XII siècles, apparaît constamment le mot paix. Comme si n’avait cessé de s’étendre l’idée que la paix a une valeur en elle-même, si grande qu’elle peut dépasser la justice. On remarque cela dans quelques jugements où les deux parties croient avoir raison et où elles font appel à une solution d’arbitrage ou à un groupe d’amis qui les aident, négotiation moyennante, à résoudre le conflit. C’est alors une justice compensatrice : on n’accorde pas tout à quelques-uns, en dépuillant les autres, mais on partage. Par exemple : quand deux se parties luttent pour une terre, souvent la gagnante l’obtient et la perdante accepte de recevoir de l’argent en compensation.

JdP : Au XI siècle, la grande invention est le concept de Paix et Trêve de Dieu, un mouvement social stimulé par l’Église et peut-être certains chefs de la paysannerie pour s’opposer à la violence des nobles féodaux. Ces assemblées peuvent être considérées comme à l’origine du Parlement Catalan : elles ont compris que sans paix n’y avait pas d’économie. Ce phénomène existe dans tout le monde européen. Dans son développement, dès le XII siècle, il prend pied dans les villes, les centres de production manufacturiers. Le roi voit ce qui passe et il s’empare de la ville pour dominer le pays : la ville est riche et dynamique, les féodaux restent dans la campagne, avec un droit coutumier propre.

JMS : Ces documents aussi sont un baromètre qui nous fait découvrir le climat de violénce et d’exigence de paix de l’époque. Nous avons, par exemple, les plaintes, queixes ou querimònies, un type de documents qui enregistrent les actes violents perpétrés par un malfaiteur envers une communauté paysanne, ou par un noble sur un autre. Ces plaidoyers ne sont pas datés, mais on les présentait devant les tribunaux quand on cherchait une solution, on dressait l’inventaire des torts qui avaient été commis et ils étaient rédigés en catalan : il s’agit des premiers écrits en catalan, parce que, bien sûr, il s’agissait de torts ou d’offenses qui sans doute n’existaient même pas à l’époque romane, celle du latin classique.

 

En quoi peut-il être utile pour le présent, d’avoir ordonné et documenté la tradition juridique de ce pays ?

JdP : L’histoire est nécessaire pour ne pas répéter les erreurs commises. Le droit écrit est intéressant pendant qu’il est vivant, autrement ce n’est pas un droit qui ouvre des perspectives, mais les ferme. La société change. Les Usages eux-mêmes ont continué à évoluer. Étudier l’évolution juridique comme on le fait dans ces volumes, cela donne une perspective culturelle sur la façon de produire le droit pour bien gouverner une société. Ils peuvent être une source inestimable au moment de penser, par exemple, aux formes et rythmes d’harmonisation graduelle des lois européennes.

JMS : Ce type de documentation permet de savoir comment nous sommes arrivés où nous en sommes et pourquoi on est comme ça. Les documents juridiques montrent que dans le haut Moyen Âge on commence à ésquiser des traits de la démocratie actuelle : l’élan part des communautés paysannes haut médiévales en conflit avec les autorités pour leurs terres ; de façon collective, ils cherchent des solutions et, si possible, ils négocient et ils parvienent à des accords. Ils savent comment faire, et ils le font.

 

M. de Puig, vous faites partie du comité éditorial de la collection Textos Jurídics Catalans. Quelle est la fonction de ce comité ?

JdP : Ce comité est né au début des années quatre-vingts. Ce que nous voulions faire était d’offrir à la société catalane et aussi au Gouvernement, une série d’instruments juridiques, des œuvres de thématique juridique, qui donnent une idée de ce qui s’est fait en Catalogne en relation avec le droit, le point de vue des Catalans tant dans le droit privé que dans le droit public.

 

 

« Nous, Catalans, nous avons remplacé l’État et nous avons accompli de grandes œuvres scientifiques sur initiative privée »

La collection est éditée par la Generalitat de Catalunya et le Parlement de Catalunya. L’action de vulgarisation par les institutions est-elle importante ?

JdP : Dans des pays que je connais, comme la France, ou l’Allemagne, bien avant l’UE, il n’était pas concevable de faire quoi que ce soit sans en faire la diffusion. Les institutions catalanes sont en train d’y travailler, et ici, à l’Institut d’Estudis Catalans (IEC), on avance en ce sens.

JMS : J’ai l’impression que les États européens les plus riches soutiennent la production et la divulgation des œuvres scientifiques bien plus que chez nous. Des pays comme la France, l’Angleterre, l’Italie ou l’Allemagne financent la diffusion de la connaissance, des grandes œuvres scientifiques. Nous Catalans, nous avons peu de ressources, mais, si nous étions indépendants, nous en aurions plus. Les œuvres scientifiques devraient avoir un État catalan qui les soutienne.

JdP : La coordination est aussi très importante : qu’il n’y ait pas doublons. On doit mettre ordre dans l’attribution des ressources. Prat de la Riba a concentré la recherche, a coordonné les chercheurs. Mais oui, nous sommes en mal de ressources ; par exemple, on a proposé au Parlement la réédition des textes des Corts Catalanes et le Parlement ne s’est pas senti la force.

JMS : En parcourant les bibliothèques d’humanités des universités européennes, on trouve la Catalunya romànica (Barcelona : Grup Enciclopèdia Catalana, 1985), une œuvre impressionnante qui fut faite sur l’initiative d’une entreprise privée. Nous, Catalans, nous avons remplacé l’État, et grâce à l’initiative privée ont été publiées de grandes œuvres scientifiques qui ne relevaient pas des seules capacités du peuple. L’édition d’une œuvre aussi démesurée que la Catalunya romànica ou le fait de maintenir une institution comme l’IEC, qui a survécu à des périodes (la dictature franquiste) où nous n’avions même pas d’autonomie, sont vus avec admiration depuis l’étranger. Ici les mécènes ont toujours eu un rôle clé : un autre exemple, la collection Catalunya Carolíngia, sous la tutelle de la Secció Històrico-Arqueològica de l’IEC, pendant la dictature a été soutenue, en partie et encore une fois, par l’initiative privée.

JdP : La France possède les académies et les grandes écoles, qui ont un rôle fondamental dans la formation, ce qui est essentiel. Ici, nous avons l’IEC, mais l’Institut n’a pas d’activité d’enseignement. Je pense que, d’une certaine façon, il en devrait avoir une, même si ce n’était qu’avec des cours ponctuels.

 

Quelle est l’importance pour vous de la diffusion de l’histoire à la société, au delà de la communauté scientifique ? L’œuvre dont nous avons parlé, par exemple, a servi de source à un projet européen, CLAIMS. Et la collection Catalunya Carolíngia est la base du projet CATCAR. Donc, son utilité scientifique est indubitable. De nouvelles approches dans les publications sont elles nécessaires pour atteindre un public plus large ?

JdP : Oui, et les administrations nous y forceront chaque fois davantage. En France il y a une série de relais qui assurent la diffusion de la science de haut niveau. Il manque ici une institution de diffusion de la science, et elle devrait être mise en place à l’initiative du pouvoir public. L’IEC pourrait être utilisé par l’Administration à cette fin.

JMS : Oui, les sociétés filiales de l’IEC pourraient davantage assurer cette tâche, et, en fait et en partie, elles l’assurent déjà.

JdP : La Societat Catalana de Matemàtiques, avec 3.000 membres, est un exemple de comunication réussie. Même si la diffusion n’a pas de succès, on doit aussi la soutenir. Quand les bibliothèques de la Mancomunitat ont été créées, les bibliothécaires éditaient un journal, et elles étaient déçus, parce que les lecteurs manquaient. Pourtant, on a démarré. Aurait-on dû fermer aussitôt les bibliothèques ? Pas du tout. Et, en fait, bien que certaines de nos manifestations ne fassent pas le plein, si on étudie les données sur les consultations et les téléchargements des outils numériques liés à l’IEC, nous avons une diffusion millionnaire.