L’image est une illustration de la croissance agraire de l’époque carolingienne, thème des recherches de Pierre Toubert. Utrecht Psalter, v. 820-830, fait à Reims ou au monastère de Hauvilliers (France).

 

Pierre Toubert, historien, a été professeur à l’Université de Paris-Sorbonne et au Collège de France, il a étudié de nombreux aspects du haut Moyen Âge, une période qu’il considère comme riche et innovatrice. Aymat Catafau, membre de l’équipe de CATCAR, a eu avec lui une conversation où ils parlent de l’économie, des relations familiales ou des relations entre pouvoir et religion du VIIIᵉ au Xᵉ siècle.

– Vous avez, par vos travaux, fait le lien entre l’époque carolingienne et l’époque suivante, le Moyen Âge féodal. Dans la perspective historique actuelle soit on insiste beaucoup sur le caractère de « rénovation » de l’empire carolingien, donc de ses liens idéologiques et symboliques avec l’Empire romain d’Auguste à Constantin, soit on y voit les prémices du Moyen Âge féodal, de nouveaux rapports sociaux et politiques, de nouveaux rapports entre l’Église et les fidèles, au sein de la famille ou dans la production agricole. Y a-t-il une de ces visions de l’époque carolingienne à laquelle va votre préférence ? Ces deux approches vous paraissent-elles également valables ? Si oui, comment se combinent-elles ?

Votre première question est bonne, puisqu’elle pose en termes pertinents le problème général auxquelles répondent aussi, peu ou pro, vos questions suivantes.

Premier point : J’insiste sur la nécessité qu’il y a à bannir du vocabulaire historique les préfixes « pré » et « post » qui ne se réfèrent à rien de précis et ne font que brouiller les discussions. Exemples majeurs bien sûr : « post-carolingien », « pré-féodal », etc.

La question générale que vous posez, au fond, est celle de la structure du haut Moyen Âge et des rythmes de sous-chronologisation qu’il faut envisager. Je n’ai pas peur d’être « traditionnel » (i.e. banal) en voyant dès les « royaumes barbares » (VI-VII siècles) le niveau maximum de « déromanisation » du Bas Empire.

Il est clair que le VIII siècle, auquel le Centre d’études médiévales de Spolète a jadis consacré une « Settimane » mémorable, marque à bien des points de vue le début de la reprise en main par l’Occident romano-barbare de sa « croissance » entendue à tous les sens du terme.

Par conséquent, le couronnement de Charlemagne et la mise en place d’une réalité politique de taille à affronter l’empire gréco-byzantin marque le point de départ obligé, même si on n’est pas un fana de l’événementiel. J’observe (ce n’est pas un détail à mes yeux) que les médiévistes français parlent de monde « carolingien » alors que, de manière beaucoup plus exacte et attentive aux chronologies, nos collègues allemands préfèrent parler d’époque « carolingienne-ottonienne » (IX-X s.). Il faut souligner au passage l’importance capitale du X siècle qui a vu se confirmer bien des acquis (économiques, institutionnels, juridiques, religieux, artistiques…) de l’époque carolingienne.

C’est alors que prend son essor le monde de ceux, qu’avec Jacques Le Goff, je n’hésite pas à appeler des « intellectuels » (types Alcuin, bien sûr, mais aussi Paschase Radbert, Agobard de Lyon, etc., etc.). Les travaux allemands depuis vingt ou trente ans dus à Horst Furhmann, ses élèves (mais aussi ses opposants) sur la question des Fausses Décrétales illustrent bien la richesse de ces débats. De même, autre simple exemple, le débat autour du divorce de Lothaire (et donc autour du mariage…)

Je vois cette époque des IX-X siècles (vers 800-vers 920-940) comme bouillonnante d’idées et d’innovations dans maints domaines.

On devrait résumer mieux :

1) Innovations géo-politiques et administrativo-institutionnelles : le comté, élément de base du système territorial va peser lourd à partir du X siècle. Le cas catalan en est une excellente illustration.

2) Instauration de structures judiciaires en partie seulement découlant des nouvelles structurations territoriales (rôle croissant de la procédure d’appel, de la Curia regis, etc.).

3) Mise en place au degré maximum d’un semis d’abbayes autonomes, autogérées, possiblement regroupées sous le modèle congrégationniste ; promotion par ces nouvelles structures politico-religieux d’un système bien connu (trop connu sans doute) celui du grand domaine et de la Grundherrschaft.

4) Rôle croissant de l’échange comme moteur du dynamisme domanial qu’illsutre le rôle important de la monnaie. Voir une autre « Settimane » de Spolète sur la monnaie et voir les conclusions économiques des grands travaux numismatiques à partir des grands trésors monétaires du X siècle comme celui de Fécamp illustré magnifiquement par la thèse de Mme Françoise Dumas, etc.

5) Convergence casuelle, du VIII au XIV siècle, d’un optimum climatique et écosystémique. Pas de pandémie en cinq ou six siècles !

Resterait, bien sûr, à souligner le fait majeur qui distingue l’Occident de l’Orient romano-byzantin, à savoir Rome, la double capitale patriarcale (Rome) et impériale (Aix-la-Chapelle) et l’existence absolument originale et désespérément complexe pour le médiéviste de l’imbrication du pouvoir politique et du religieux propre à l’Occident (voir réponses aux questions annexes suivantes).

 

– Vous avez abordé l’étude de la société carolingienne à travers plusieurs thèmes. L’un d’eux est celle de l’économie : vous avez montré comment entre le grand domaine et la naissance d’une paysannerie alleutière, dynamique et libre, l’époque carolingienne est celle du grand « démarrage » de l’Occident médiéval, sur lequel reposent les siècles de prospérité postérieurs. Y a-t-il de ce point de vue une différence entre Nord et Sud, entre l’Austrasie et l’Italie. La Catalogne, marche de conquête et de repeuplement, y tient-elle une place particulière ?

Bien sûr, je tiens la beauté du Moyen Âge occidental comme dépendant de l’extrême variété des nuances régionales et des « case-studies » dont d’ailleurs quelques grands livres (souvent des anciennes thèses doctorales d’ancien régime) déclinent les traits particuliers. Il suffit de songer à la distance immense qui sépare les principautés germaniques face au monde slave et les principautés italiennes pénétrées (encore aux X-XI siècles) d’éléments structuraux lombards (Principauté de Salerne par exemple) et gréco-byzantins (Calabre, Basilicate) voire musulmans (Sicile).

Dans cette gamme typologique, la Catalogne offre l’exemple du parfait modèle de passage, sans heurts majeurs, d’un premier « ordre carolingien » (i.e. celui des comtés comme mon cher Conflent, avec sa capitale à… Corneilla !) à un ordre féodal épanoui « à la Bonnassie ».

 

– Du point de vue des relations familiales, vos travaux ont révélé l’importance du « moment carolingien » dans la naissance de nouvelles structures familiales et sociales. Vous avez aussi, grâce à votre proximité avec l’historiographie allemande et italienne, porté une attention particulière à la Réforme grégorienne. Dans une perspective du temps long, diriez-vous que famille carolingienne et famille post-grégorienne ont des prolongements actuels ?

Oui, vous avez raison. Je suis d’un mouvement naturel passé, si je puis dire, de l’histoire de la tenure à celle du tenancier. Je tiens mes recherches sur les origines de la famille chrétienne comme « two generations family », voulue indiscutablement par les puissants sociaux, comme un moment important de ma recherche. Bien sûr, j’insiste aussi sur le fait que cette émergence de la famille conjugale comme structure portante de la société a été très lente. Initiée, en gros, aux IX-X siècles par des intellectuels comme Agobard de Lyon ou Jonas d’Orléans et par les grands canonistes du X siècle, cette évolution n’a en effet vu son achèvement doctrinal accompli qu’au XVI siècle seulement, avec le Concile de Trente !

N. B. : Voir là encore le volume de Spolète sur « Il Matrimonio nella società altomedievale ».

 

– En Italie, la très riche documentation des VIIIᵉ-XIᵉ siècles est sans doute unique en Europe. Sans remonter aussi loin, la documentation catalane des IXᵉ- XIᵉ siècles est, elle aussi, exceptionnelle. L’une a été votre « terrain de jeux », l’autre fut celui de Pierre Bonnassie. Cela vous a-t-il rapprochés, cela a-t-il permis des parallèles ? Quels points communs et quelles différences présentent ces ensembles documentaires et, au-delà, ces deux périphéries de l’Empire carolingien ?

Premier point, Pierre Bonnassie et moi avons été liés d’une amitié d’une incroyable force. Ce point est connu. Nos divergences intellectuelles n’y ont jamais apporté le moindre ombrage. Pour apprécier ces divergences, prière de lire nos thèses et non de les feuilleter au ventilateur.

Je vous livre cependant un thème de méditation :

Pierre Bonnassie,  historien marxiste bien avoué, a fait passer l’analyse chronologique avant tout. Moi-même, historien plutôt libéral à la Guizot et Bloch, j’ai fait prévaloir une analyse structurale, de famille quand même « un peu marxiste ».

À voir de près, donc !

 

– Catalan né à Alger (quand celle-ci était « en France »), ayant fait sa thèse en Italie et toute sa carrière dans les plus prestigieuses institutions parisiennes (Sorbonne, Collège de France, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), quels sont restés vos liens avec la Catalogne, nord et sud ? Comment imaginez-vous l’avenir de la Catalogne ?

Question bien difficile.

Je vais répondre ce que je pense, quitte à me faire mal voir de tout le monde.

1. Je tiens l’exceptionnelle diversité des Espagnes (toujours à penser au pluriel) comme une richesse unique en Europe.

2. Ces régions ont des statuts juridico-politiques et économiques certes susceptibles d’être améliorés mais d’ores et déjà très satisfaisants. Même les Basques s’en contentent !

3. Pour moi, la revendication à l’indépendance est un pur et simple non-sens.

Ma préférence va nettement à un autonomisme de mieux en mieux approfondi et enrichissant à tous égards, dans un grand pays européen, démocratique, et, autant que faire se peut, incorruptible. La Catalogne pourrait regarder, par exemple, du côté de la Bavière pour voir ce que l’on peut faire dans une situation très comparable !