L’Institut d’Estudis Catalans, l’Universitat de Barcelona et le Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC) collaborent dans le projet Glossarium Mediae Latinitatis Cataloniae, qui a son siège physique à l’Institució Milà i Fontanals. Il s’agit du dictionnaire qui recueille tous les mots latins et romans documentés dans des sources archivistiques et littéraires Catalanes de 800 à 1100. Le Glossarium fait partie du projet de réalisation d’un dictionnaire européen de latin médiéval Novum Glossarium Mediae Latinatis (NGML). Le premier fascicule est apparu en 1960, sous la direction de Marià Bassols i de Climent et Joan Bastardas i Parera. Actuellement, le projet, dirigé par Pere J. Quetglas i Nicolau, a publié onze fascicules, et le Corpus Documentale Latinum Cataloniae (CODOLCAT), base de données lexicale et portail de consultation numérique du corpus textuel, avec près de vingt-cinq mille documents, constitue la base de rédaction du Glossarium. Nous avons parlé avec le docteur Mercè Puig Rodríguez-Escalona, vice-rectrice d’Estudiants i Política Lingüística de l’Université de Barcelone et professeur de philologie latine. La docteure, qui fait partie de l’équipe rédactrice du Glossarium, nous a parlé de ce projet et de son nouveau livre : Projeccions de la lexicografia llatina medieval a Catalunya, publié il y a quelques mois à la maison d’édition Viella, de Rome.

  • En 1960 est paru le premier fascicule du Glossarium Mediae Latinitatis Cataloniae. Qu’est-ce qui a suscité l’intérêt du groupe de philologues latinistes qui lança le projet ?

Le besoin et le désir de créer un nouveau dictionnaire du latin du Moyen Âge qui réponde à des critères scientifiques modernes se faisait jour déjà au début du XX siècle. Un souhait dans ce sens fut formulé au cours du congrès d’histoire célébré à Londres en 1913 ; aussitôt on commença à envisager comment pouvait être développé le projet, et l’Union Académique Internationale le soutint. Il était en cours dès 1920, et, en conséquence, cette année 2020 nous célébrons son centenaire. Le nom de Novum Glossarium Mediae Latinitatis (NGML) a été considéré opportun, bien que, parmi les philologues, historiens et médiévistes en général, devint imméd)iatement courante et  populaire l’appellation de « Nouveau Du Cange », par la volonté de surpasser l’œuvre de référence, le Glossarium Mediae Latinitatis de Charles Dufresne, sire Du Cange, publiée en 1678.

Ainsi, afin de collaborer avec le Novum Glossarium Mediae Latinitatis, l’équipe du Glossarium Mediae Latinitatis Cataloniae a commencé sa tâche dans la décennie de 1950. En un premier temps, la tâche de l’équipe a consisté à dépouiller les textes latins médiévaux pour livrer les fiches à l’équipe du NGML. Mais aussitôt est apparu le besoin de profiter du travail de dépouillement, qui continuait à être réalisé, pour publier un glossaire propre. Effectivement, on s’était aperçu que, dans un dictionnaire « paneuropéen » de latin médiéval, primerait le critère de réunir le lexique qui compte le plus grand nombre d’exemples communs à tout l’Occident européen ; donc resteraient écartés du dictionnaire général des articles représentatifs des différences et des caractéristiques distinctives du latin médiéval des différents territoires, où, graduellement, apparaissaient des traits socioculturels et linguistiques particuliers. De cette constatation a surgi l’idée d’élaborer et de publier le GMLC, sans perdre de vue l’objectif de maintenir la collaboration avec le NGML. On a pensé, dans ce sens, qu’il serait plus utile d’offrir au comité de rédaction du Novum Du Cange le matériel déjà élaboré, au lieu de fiches qui pouvaient occasionner des difficultés d’interprétation.

 

 

  • Quelle est la méthode de travail pour faire le Glossarium ? Quels critères s’utilisent pour y introduire mots ?

Le Glossarium recueille des termes qui signifient une innovation par rapport au latin antérieur à l’époque médiévale, et l’entrée rédigée est centrée sur cette innovation. C’est-à-dire, un terme que, par exemple, ont utilisé Cicéron ou Augustin d’Hippone et qui apparaît dans le corpus des diplômes de la Catalogne du haut Moyen Âge sans aucun changement phonétique, morphologique, syntaxique, lexique ou sémantique n’entre pas dans le Glossarium, parce qu’il déjà se trouve dans les dictionnaires de latin classique.

Il faut dire, cependant, que le Glossarium n’est pas seulement un dictionnaire du latin médiéval catalan, mais qu’il aspire à être davantage lié à la langue catalane, comme le laisse voir le sous-titre présent dans l’édition de chacun des onze fascicules publiés jusqu’ici : Mots llatins i romànics documentats en fonts catalanes de l’any 800 al 1100.

Et une autre particularité du GMLC, qui le rend dans une certaine mesure différent, est l’intérêt pour les éléments extralinguistiques qui font référence à la culture matérielle, les structures sociales, les pratiques juridiques, les relations commerciales, etc.

La rédaction du Glossarium se fait de façon artisanale. À l’origine, à partir du le dépouillement manuel des documents publiés et l’élaboration des fiches correspondantes, celles-ci étaient ensuite analysées et complétées au moment de rédiger les entrées. C’est-à-dire, comme s’étaient toujours faits les dictionnaires et comme, en fait, ils se font encore. Ce qui a changé, et beaucoup, ce sont les moyens technologiques qui nous permettent de stocker et de traiter la documentation, et aussi de publier les résultats d’une façon plus accessible. Le changement a commencé avec le Corpus Documentale Latinum Cataloniae, le CODOLCAT, la base de données lexicale, qui, depuis 2012, permet la consultation, publique et gratuite, d’une partie du corpus de textes utilisés pour la rédaction du Glossarium et qui continue à s’élargir progressivement avec de nouvelles publications annuelles. Au CODOLCAT suivra, en 2020 ou au début de 2021, la publication en ligne du Glossarium, afin que, dans des versions annuelles actualisées, il puisse être à disposition du public intéressé d’une façon souple et stable à la fois.

  • Quelle valeur ajoutée a le CODOLCAT pour les utilisateurs ?

Comme je le disais, le groupe du Glossarium a consacré, depuis le début de 2000, ses ressources humaines et économiques à deux axes de travail complémentaires et indissociables : d’une part, l’axe proprement dit « de rédaction » ; et de l’autre, celui de la numérisation des textes qui servent comme point de départ pour la rédaction du Glossarium et de la publication numérique de ces textes au moyen du CODOLCAT. Il ne s’agit pas, donc, d’un même outil sous deux formats différents. Dans le CODOLCAT, le public accède directement, à travers la recherche d’un mot, aux textes, tandis que le Glossarium offre l’information linguistique et extralinguistique du mot, élaborée par celui qui a rédigé l’entrée.

J’en profite pour ajouter que ce corpus du latin médiéval de Catalogne vient juste de se coordonner avec corpus documentaires d’autres territoires de la péninsule Ibérique, comme, par exemple, le CODOLGA (Corpus Documentale Latinum Gallaeciae), le CODOL-LEG (Corpus Documentale Latinum Legionis) et le CODOLVA (Corpus Documentale Latinum Valenciae) dans une plateforme de consultation commune, le CODOLHisp (Corpus Documentale Latinum Hispaniarum), qui permet, depuis l’année dernière, de faire des recherches unifiées dans les quatre corpus, ce qui facilite beaucoup la réalisation d’études comparatives.

  • Le latin de cette période est spécialement intéressant pour être le point de confluence entre la langue latine médiévale et la langue romane naissante. Pouvons-nous dire qu’il a été une langue d’innovation ? Évoluait-il avec beaucoup de rapidité ?

Sans doute, comme l’a défini le docteur Bastardas il ya des années, au haut Moyen Âge le latin est la langue avec laquelle on écrit alors que celle que parle le commun des gens n’est déjà plus le latin. Cette particularité, être une langue de culture, non acquise mais apprise à l’école – et souvent mal apprise –, conjointement avec le fait qu’elle doit s’adapter pour décrire une réalité nouvelle, explique qu’elle présente un extraordinaire ensemble d’innovations lexicales et sémantiques ; pour toutes ces raisons, les innovations les plus importantes viennent de l’influence de la langue parlée, le catalan. Nous y trouvons, donc, des catalanismes, mais aussi des germanismes et des arabismes, des créations lexicales par dérivations, changements de sens de termes déjà existants, etc. Les changements sont d’autant plus rapides que sont plus rapides les changements de la réalité qui faut décrire. Par exemple, le développement du féodalisme a comporté la création de termes nouveaux ou l’adaptation de termes existants pour décrire cette nouvelle réalité.

  • Que pouvons-nous savoir du catalan en étudiant ces textes ? Quelle y était sa présence ?

Comme je le commentais, dans cette documentation suinte la langue parlée – le catalan –, tant quant au lexique comme pour des empreintes phonétiques et morphosyntaxiques. Souvent nous nous trouvons avec un latin romanisé et une langue romane latinisée. Dit autrement, sont en train  de s’y entremêler deux phénomènes : le latin est en train de subir l’influence plus ou moins forte de la langue romane et, parallèlement, la langue romane est en train de se latiniser ; en conséquence, le latin apparaît fréquemment comme le résultat d’un effort de latinisation d’expressions et de formes complètement catalanes. Cependant, « reconstruire » le catalan de cette époque prélittéraire est une tâche impossible. Nous pouvons en connaître quelques traits linguistiques, mais nous ne pouvons pas aller au-delà.

  • La langue parlée par eux était-elle très différente de celle qu’ils écrivaient ?

À cette époque, dans les territoires de langue romane y a une particularité très curieuse : on s’écrit avec une langue et on en parle une autre, et cette autre, la langue romane, est à la fois une évolution de la première – le latin –, mais du latin que l’on parlait, non du latin littéraire, qui est, par ailleurs, celui que nous connaissons mieux parce qu’il est celui qui nous est parvenu. En tout cas, le latin et la langue que parlaient les gens ordinaires étaient déjà deux réalités linguistiques différentes à partir du VIII siècle.

  • Votre nouveau livre, Projeccions de la lexicografia llatina medieval a Catalunya (Rome : Viella, 2019), présente les dernières recherches développées au seini du Glossarium. Quels sont vos nouveaux axes de recherche les plus importants ?

Les travaux qui intègrent le livre sont le fruit des recherches de l’équipe en lexicographie latine médiévale du territoire linguistique du catalan, à partir, cependant, de points de vues différents. Je vais les expliquer brièvement par ordre d’apparition de ces travaux dans le livre. Le docteur Ana Gómez Rabal aborde les nombreux défis que présentent à la lexicographie les nouvelles technologies, en particulier le format numérique des dictionnaires, la publication numérique des corpus textuels ou, comme projections d’un futur plus ou moins immédiat, l’intégration du dictionnaire et du corpus, et l’intégration des différents dictionnaires et corpus du latin médiéval d’Europe. Le docteur Pere Quetglas explore les possibilités de la lexicographie pour distinguer différentes familles de scripteurs, c’est-à-dire, qu’il élabore une nouvelle projection de la lexicographie comme outil utile pour la prosopographie des scripteurs. La recherche que j’apporte moi-même est centrée sur l’emploi de l’expression quod uulgo dicitur pour introduire des innovations lexicales ou sémantiques. Le docteur Joan Maria Jaime se consacre à l’étude de la présence des germanismes, tandis que la docteure Marta Punsola le fait dans l’emploi des hellénismes comme forme d’érudition. La docteure Adelaida Terol expose les conclusions sur l’analyse d’un champ sémantique précis, celui de l’alimentation. Et, enfin, la docteure M. Antònia Fornés et le docteur Quetglas explorent les possibilités du corpus pour extraire des informations sur les maladies, les malades et les médecins.

 

 

 

  • Clairement, vous nous indiquez qu’il s’agit d’un livre d’« école », car ses auteurs font partie de l’équipe du Glossarium, qu’ils suivent une même méthodologie bien expérimentée et bien établie, et des critères bien définis. En ce sens, que pouvez-vous me dire de cette tâche formatrice de l’équipe ?

Pour nous ce rôle est très important, parce qu’il enrichit et il dynamise le groupe. Ainsi, un axe important de formation est celui que représentent les étudiants boursiers. Parmi eux, nous pouvons mentionner le docteur Carlos Prieto, qui fut boursier doctorant et qui récemment a soutenu sa thèse sur le lexique des métiers dans la Catalogne du haut Moyen Âge; madame Anahí Álvarez, boursière doctorante, qui rédige sa thèse sur les adjectifs dans le corpus, et madame Rocío Extremera, qui est bénéficiaire d’une bourse Master+UB et développe son travail final de master sur le lexique des outils agricoles. Un autre axe de formation est représenté par les étudiants qui réalisent au sein de l’équipe du Glossarium les stages externes de la licence de philologie classique. Cela a explique que des étudiants de quatrième année de la Licence, comme Carla Arbó, Leia Jiménez, Llorenç Martínez, Adrià Martín ou Robert Ramírez aient réalisé des travaux de numérisation et d’introduction de documents dans le CODOLCAT et, en conséquence, aient acquis des connaissances du latin médiéval diplomatique et se soient formés aux techniques et à la méthodologie propres du Glossarium. Eloi Mateo s’est aussi formé au sein du groupe. Ainsi, l’équipe comprend des personnes formées qui ponctuellement continuent à collaborer dans le Glossarium.

  • Vous avez consacré une part de votre recherche à plusieurs domaines, comme, par exemple, la littérature latine misogyne au Moyen Âge. Avec quel langage s’exprimaient les misogynes de l’époque ?

Nous trouvons la misogynie dans toute l’histoire de la littérature ; mais au Moyen Âge elle abonde spécialement, sûrement à cause de la lutte pour l’imposition du célibat ecclésiastique promu par la dite réforme grégorienne. Pour ma part, je me suis consacré à étudier les poèmes misogynes, et le langage de ce sous-genre poétique est riche en moyens rhétoriques, en figures stylistiques et en clichés littéraires, afin d’avertir le lecteur de la malignité absolue de la femme et du grave danger que comporte pour l’homme à son commerce.

  • Quelques-unes des sources pour la recherche du lexique sont littéraires. Quel était le panorama littéraire au haut Moyen Âge (textes, genres, auteurs) ?

Malheureusement, l’extraordinaire richesse du corpus documentaire est proportionnel à la rareté de tout type de « littérature » dans le sens le plus large du terme, c’est-à-dire, celui qui comprend, conjointement avec les « belles lettres », les œuvres historiques, philosophiques, rhétoriques et techniques. Nous pouvons y compter les épîtres et les poèmes de l’abbé Oliba, les textes scientifiques que préface et lit l’archidiacre de Barcelone Lupitus ou la Vita Sancti Petri Urseoli, écrite, semble-t-il, par un moine de Cuixà ou de Ripoll, et guère plus. Cependant, une des nouvelles lignes de recherche de l’équipe est la détection de la production littéraire dans les documents latins rédigés en Catalogne au haut Moyen Âge. Un bon exemple est la Vita Adalbertini du juge Armengol d’Urgell, que le docteur Quetglas a donné à connaître. Et nous pouvons citer d’autres écrivains aux velléités littéraires comme, par exemple, le comte évêque Miró Bonfill, le juge Bonsom, Borrell Gibert, dit aussi Berillus, etc. Mais le panorama des « belles lettres » est plutôt désertique.

  • Quels étaient les lecteurs de cette littérature ?

À cette époque l’accès à la lecture était restreint aux clercs qui recevaient une éducation. Les recensements des bibliothèques de monastères, églises et cathédrales et aussi les testaments de ces clercs nous permettent de connaître quels étaient les livres qui circulaient dans ce territoire. C’étaient essentiellement des livres liturgiques, patristiques et scolaires, de type grammatical ou scientifique, avec peu de présence de la littérature profane. Un trait que nous pouvons souligner, qui naît de la situation de territoire de frontière, est la tâche de traduction d’œuvres scientifiques de l’arabe en latin qui se développa principalement à Ripoll et à Vic, et qui a attiré des savants étrangers comme Gerbert d’Aurillac, le futur pape Sylvestre II.