La relation des comtés catalans avec le califat de Cordoue pendant l’époque carolingienne a été complexe et changeante. Même s’ils parvenaient à des accords commerciaux et politiques quand cela leur convenait, les razzias pour obtenir des richesses et esclaves étaient constantes. CATCAR aborde aujourd’hui l’un des épisodes les plus emblématiques de cette étape historique : la razzia d’Al-Mansur, qui en 985 a dévasté Barcelone. Nous avons parlé avec Enric Calpena, auteur du roman El dia que Barcelona va morir, un livre où ces faits s’expliquent avec rigueur historique et rythme trépidant.

 Le titre du livre a une base historique. Expliquez-nous quelle est son origine.

Entre cinq et vingt ans après l’attaque d’Al-Mansur, des problèmes juridiques surviennent, surtout pour des questions de propriété, des problèmes illustrés par des documents, quand les habitants qui ont fui Barcelone reviennent à la ville et réclament leurs propriétés. Dans les documents de ces réclamations, on ne cite pas la date de l’attaque, mais l’événement est décrit de différentes façons, et l’une est Le jour que Barcelone est morte. Nous y trouvons aussi les expressions Le jour de la destruction, Le jour du désastre et d’autres, mais la première m’a semblé faire un très bon titre de livre.

Le livre explique l’attaque à Barcelone en mêlant histoire et fiction. Quelle part y a la réalité et quelle part l’imagination ?

Les sources chrétiennes et les sources musulmanes coïncident sur le fait qui y a eu une première attaque ratée et une seconde qui triomphe, qui est passée par la porte Regomira et qui a franchi les murailles. De ce fait, je suggère qu’un tunnel secret a été une des clés de la victoire. Cette idée m’est venue un jour, lors d’une visite aux restes archéologiques où se trouve la porte Regomira, dans le Centre Cívic Pati Llimona. On m’a montré un trou, que l’on peut encore voir, et j’ai pensé que cela aurait pu être un tunnel se poursuivant hors des murailles.

Pensez qu’en ce temps les sièges requéraient une longue destruction des murailles, qui faisaient douze ou treize mètres de haut. La plupart des attaques finissaient par la reddition de la ville attaquée ou la fuite des assiégés. Une autre façon d’obtenir le succès était la trahison, de partisans de ceux du dehors ou de gens soudoyés par eux. Dans le roman, je mêle ces deux hypothèses. Car un autre point qui attire l’attention lors du siège de Barcelone, en dehors de la rapidité avec laquelle les assiégeants sont entrés dans la ville, est que la destruction s’arrête. Ils ne touchent pas aux palais. Je spécule sur ce fait : j’avance que quand ils ont réussi à capturer le vicomte et l’archidiacre, pour lesquels ils pouvaient demander de grandes rançons, ils ont décidé d’arrêter l’attaque et de partir.

 Le livre décrit aussi en détail la vie quotidienne dans la Barcelone du Xᵉ siècle. La Barcelone carolingienne était-elle ainsi ou avez-vous créé un décor plus fictif que réel ?

L’argument de la fiction est fruit de l’imagination, mais tout ce qui est expliqué de la vie quotidienne est documenté. Et à partir de ce que nous savons nous pouvons aussi faire des déductions. Par exemple, les deux vicomtesses s’arrêtent pour manger quelque chose dans un établissement où étaient fabriquées des briques, de la céramique, etc. L’endroit a existé, et même s’il n’est pas dit que l’on y donnait à manger, nous savons qu’hors des murailles, dans des édifices très précaires, on servait à manger aux les gens qui allaient au marché.

Je décris aussi une promenade des vicomtesses dans la rue des apothicaires, l’actuelle rue Llibreteria. Je parle des odeurs que l’on devait y sentir, parce que les apothicaires faisaient là leurs préparations. J’évoque aussi une bagarre de cochons dans la rue, parce que nous savons que les cochons habitaient parmi les gens. Il est également certain que, comme auteur de fiction, je me peux permettre des libertés qu’un historien ne se peut pas se permettre. Je fais des déductions à partir des informations que j’ai pour des époques antérieures et postérieures.

Le siège de Barcelone est un exemple des attaques que les deux camps se livraient souvent. Quelles étaient les relations entre les comtés et le califat ?

Ces relations étaient complexes, les affrontements étaient constants, mais ils avaient aussi des relations politiques et ils faisaient des affaires ; par exemple, les grands fournisseurs d’esclaves du califat de Cordoue étaient les comtés catalans. Les Catalans amenaient des esclaves de Slavonie, ils les rassemblaient à Barcelone et ils les vendaient. Ils avaient des relations de même nature avec les Navarrais.  Il y avait des mercenaires dans les armées de chaque camp.

Ceci est très bien expliqué dans ce fragment du livre:

Calia estar bé amb els francs, encara que no se’n pogués esperar gaire cosa. […] I també s’havia d’estar bé amb els musulmans, amb Còrdova […]. Els musulmans eren molt poderosos i comerciar amb ells era vital per a la supervivència de Barcelona i de Manresa i de Girona i de la Seu… De tots els comtats en definitiva. En temps del seu avi, el califat de Còrdova havia esdevingut més poderós que mai. El pare de Borrell, Sunyer, va lluitar sovint amb els musulmans a la frontera, en un joc constant d’atac i represàlia, de morts i de venjances, encara que va intentar que el poderós califa, Abd-ar-Rahman III, no s’amoïnés gaire per allò que feien els insignificants veïns del nord. Borrell va veure ben aviat que ja no podia practicar aquella política […]. Per tant, el que calia era fer-se amics dels cordovesos […].

(Pàgines 36 i 37)

Il été nécessaire d’être en bon termes avec les Francs, bien qu’on ne puisse pas en attendre beaucoup. […] On aussi devait être bien avec les musulmans, avec Cordoue […]. Les musulmans étaient très puissants et commercer avec eux était vital pour la survie de Barcelone, de Manresa, de Gérone et de la Seu… En définitive, pour la survie de tous les comtés. Au temps de son grand-père, le califat de Cordoue était devenu plus puissant que jamais. Le père de Borrell, Sunyer, a souvent lutté contre les musulmans à la frontière, dans un jeu constant d’attaque et de représailles, de morts et de vengeances, bien qu’il ait essayé que le puissant calife, Abd al-Rahman III, ne s’inquiète pas des agissements de ses insignifiants voisins du nord. Borrell a vu très vite qu’il ne pouvait pas pratiquer cette politique […]. Donc, ce qu’il fallait faire, c’était se lier d’amitié avec les Cordouans […]. 

Les comtés catalans s’identifient à la Catalogne Vieille. Les habitants avaient-ils conscience du moment fondateur dont ils étaient les acteurs ? Dans le discours que prononce la vicomtesse Geriberga pendant l’assemblée avec les notables de Barcelone, il semble bien qu’ils aient eu une certaine perception d’eux-mêmes comme une entité autonome :

Nosaltres els comtals només som vassalls de nosaltres mateixos, perquè només ens servim i ens ajudem a nosaltres mateixos. No pot haver-hi derrota quan un poble sencer vol la llibertat.

(Pàgina 236)

Nous les habitants des comtés ne sommes des vassaux que de nous-mêmes, parce que nous ne servons et nous n’aidons que nous-mêmes. Il ne peut pas y avoir de défaite quand un peuple entier veut la liberté. 

Ce discours est basé sur l’esprit des discours politiques de l’époque, par sur un document précis. Les comtés ne conçoivent pas clairement ce qu’ils sont. Ils ne s’en préoccupent pas beaucoup non plus. Il est vrai qu’ils se demandent quelle est leur place dans ce monde si étrange : les comtés sont carolingiens, mais de second ordre, dans un monde qui n’est déjà plus un empire, mais un royaume, qui s’est défait. Personne ne leur accorde d’importance. En fait, le phénomène d’autonomie croissante, que nous voyons en Catalogne, s’étend à toutes les marches carolingiennes : il se déroule en Bretagne, il se déroule en Lombardie. Ces zones, qui sont éloignées, deviennent des zones très autonomes. Quand les Francs commencent à avoir beaucoup de problèmes, surtout parce que disparaît l’Empire, ces entités administratives commencent à avoir leur vie propre. À partir de Guifred le Velu, les comtes deviennent héréditaires, les Francs ne les nomment déjà plus. Cela change tout.

D’autres historiens croient que ce que révèle ce changement est simplement l’abandon des Francs et la consolidation de la transmission héréditaire. Par contre, à partir de 1010, après une expédition mercenaire à Cordoue, de laquelle les Catalans rapportent beaucoup de richesses, ces comtés se retrouvent avec une fortune si grande qu’alors oui, peut-être, ils peuvent commencer à prendre des décisions souveraines.

Les deux vicomtesses, Geriberga et Riquilda, deux personnages historiques, sont femmes intelligentes et fortes. Et elles sont conscientes de leur pouvoir politique, comme nous l’avons vu dans le discours à laquelle nous venons de faire allusion dans la dernière question. L’archidiacre Arnulf aussi semble être un homme avancé dans ce sens :

Arnulf no creia que les dones en fossin incapaces o que la seva ànima no fos perfecta, com alguns homes d’Església defensaven. Pensava que, com tothom, tenien el seu paper específic en la gran obra del Senyor, i estava convençut que Déu no estaria pas en contra que poguessin portar negocis, escriure, o fins i tot, lluitar a la guerra, mentre complissin el seu deure de tenir fills i cuidar-los. Ara bé, una cosa era que Arnulf ho pensés i una altra que ho proclamés en públic, i molt menys que hi actués en conseqüència.

(Pàgina 126)

Arnulf ne croyait pas que les femmes en soient incapables ou que leur âme ne soit pas parfaite, comme certains hommes d’Église le défendaient. Il pensait que, comme tout le monde, elles avaient leur rôle spécifique dans la grande œuvre du Seigneur, et il était persuadé que Dieu n’était pas opposé à ce qu’elles puissent diriger des affaires, écrire, ou même, combattre à la guerre, en même temps qu’elles accomplissaient leur devoir d’avoir des enfants et d’en avoir soin. Cependant, une chose était qu’Arnulf le pense et une autre qu’il le proclame en public, et encore plus qu’il agisse en conséquence. 

Ainsi vous mettez en évidence le rôle de la femme dans la société carolingienne.

La société carolingienne est une société évidemment machiste, mais il y avait une grande différence, ce qu’elles ne savaient pas, avec ce que serait la société cent ans après. Le haut Moyen Âge est tourné vers le monde classique, en cela il a beaucoup de liens avec la romanité, et cependant avec une influence germanique déjà très intense. Dans le monde romain, la femme jouait en deuxième division, mais ce ne était pas un être privé de droits. Les femmes pouvaient être propriétaires, par exemple. Nous savons aussi que dans des  assemblées comtales parlent des femmes.

La plupart des noms propres de l’œuvre correspondent à des personnages qui ont existé, mais il y en a de fictionnels. est-ce que ce sont des noms qui pouvaient exister à l’époque ?

Oui, noms comme Gondemarus ou Donabella les ai relevés dans le Repertori d’antropònims catalans (RAC), de Jordi Bolòs et Josep Moran, une œuvre éditée par l’Institut d’Estudis Catalans que j’ai beaucoup consulté.

Pour finir, si vous deviez souligner une caractéristique de l’époque carolingienne, quelle serait-elle ?

L’époque carolingienne me semble passionnante parce que c’est un moment de transition. Et il me semble qu’une des choses qui la marque est le millénarisme. C’est très important. Qui décide que 800 est l’an 800 ? Les astronomes de Charlemagne. Il est très obsédé par le thème de la fin du monde. Il connait l’Apocalypse, et comme ce texte dit que la fin du monde sera en 1000, veut découvrir en quelle année il se trouve. Il embauche une suite d’astrologues qui déterminent qu’on est en l’an 800, donc, qu’il reste deux cents ans avant la fin du monde, une durée suffisante pour consolider une dynastie. Le Saint-Empire romain germanique vient de là. L’idée est que ce sera le roi des rois, issu de la dynastie carolingienne, qui, le jour de l’Armaguédon,  sera en lutte contre les démons qui attaquent. Le descendant de Charlemagne sera celui qui sauvera l’humanité. Cette vision millénariste détermine beaucoup la politique carolingienne, c’était un monde qui pensait qu’il ne devait pas durer longtemps, un peu comme aujourd’hui. La pandémie et le dérèglement climatique nous conduisent à penser que le monde, comme nous le connaissons, est en train de finir. Ce millénarisme avait cette sensation, d’une façon plus religieuse, plus mystique.