Les VIIIᵉ, IXᵉ et Xᵉ siècles ont été déterminants pour la création d’une conscience collective qui a continué à évoluer jusqu’à l’actuelle Catalogne. Nous avons parlé avec Stefano M. Cingolani à propos de son livre La formació nacional de Catalunya i el fet identitari dels catalans (785-1410), dans lequel il donne une explication complète de l’époque carolingienne dans la Marca Hispanica.

 

Quelle est la définition du terme identité sur laquelle vous vous fondez pour votre analyse ?

Je la définis en terme de communauté politique et humaine, qui s’identifie en un territoire, en une unité politique, en une histoire commune, et au fil du temps, en une culture, des valeurs et des coutumes.

 

L’origine de l’actuelle Catalogne se situe, par consensus général, au Xᵉ siècle. Selon votre avis, cependant, le procès est plus important que la chronologie. Pouvez-vous argumenter ?

C’est là le problème. Le consensus sur l’année symbolique, 988, est un consensus ancien, en partie instrumenté. En l’an 1998 on a voulu célébrer le millénaire de la Catalogne. On cherche des dates parce qu’une date donne un point auquel se rattacher, très pratique et très concret, mais en réalité il n’y a rien au cours ce processus qui détermine de manière indubitable que la Catalogne serait née et serait telle qu’elle est. Il me semble plus important de comprendre comment fonctionne le procès qui mène à une conscience d’identité collective, qui par suite devient nationale, ce dont nous ne pouvons parler avant le XII siècle.

 

Le fait qu’avec Guifred le Velu le titre de comte soit devenu héréditaire a-t-il été clé ?

Guifred le Velu est le fondateur d’une série de dynasties. C’est le premier qui transmet héréditairement la fonction comtale comme un titre familial, mais cela, toute la noblesse de l’empire carolingien le fait, ce n’est pas un fait particulier de la Catalogne. Le problème est : pourquoi la Catalogne devient-elle une terre indépendante et pas l’Anjou ni la Gascogne ? Pour comprendre cela, est il important d’explorer comment survient une série d’événements qui permettent cette indépendance effective vis à vis la monarchie.

Guifred le Velu, en lui-même, n’est pas plus important que n’importe quel autre comte du royaume des Francs. Postérieurement nous l’identifions à l’origine de la Catalogne car il est le premier qui transmet le titre à ses fils et ils sont ceux qui continuent à gouverner le territoire catalan, jusqu’à Raimond-Bérenger IV. Ils finissent par en unifier la quasi totalité. Le récit rend nécessaire de fixer des personnages et des dates. Guifred comme fondateur est presque un demi mythe historiographique du Moyen Âge.

 

Quels ont été les faits déterminants qui ont conduit à la naissance de la Catalogne ?

Les pistes que nous pouvons avoir sont très difficiles à synthétiser, et elles résident surtout dans le gouvernement autonome. Les comtés ne dépendent pas, pour leur politique, d’une autorité monarchique supérieure. Les comtes décident quoi faire indépendamment de ce que dit ou pas le roi franc. Ils administrent la justice selon leur code de lois, qui est le même pour tout le territoire, les juges aussi sont les mêmes. Cela facilite l’idée d’appartenance à une même communauté, identifiée par un droit, ce qui au Moyen Âge est très important, gouvernée par des comtes qui sont de la même famille, même si de temps en temps ils se font la guerre. Ils décident de leur propre expansion : l’occupation de terres vers le sud est considérable, au milieu du X siècle ils ont déjà atteint la frontière du Gaià, et ils le font indépendamment de l’opinion du roi.

 

À partir de quand pouvons-nous parler de la Catalogne comme d’un concept géographique et historiographique formalisé ?

Avec les données dont nous disposons, cela est presque impossible avant la fin du XI siècle, et jusqu’au XII siècle nous ne pouvons pas être sûrs qu’elle existe comme nom, comme entité territoriale et comme ensemble politique. Les choses ne s’inventent pas du jour au lendemain, mais c’est vers le milieu du XII siècle que nous commençons à trouver la Catalogne par opposition à l’Aragon. Si l’Aragon existe, l’autre territoire doit avoir un nom, une consistance géographique et politique unifiée. Il est évident que cela a continué à se constituer peu à peu. Mais d’une certaine façon, au fond, tout ce processus d’identification d’un territoire, de ses gouvernants et de ses structures se cristallise à partir de l’union avec l’Aragon. Avant, on n’avait pas besoin d’un nom pour l’extérieur, le titre de comte suffisait déjà à se distinguer de quiconque. Mais quand naît une nouvelle entité politique formée par deux territoires, où l’un des deux a des limites et un nom, alors l’autre doit aussi préciser ses limites et son nom.

 

Quelle est l’étymologie la plus acceptée du terme Catalogne ?

L’étymologie la plus acceptée est la plus erronée de toutes : terre de châteaux, cela ne tient pas linguistiquement et ni non plus rationnellement. Il est au minimum suspect que les voisins s’appellent aussi Castella. Il y a d’autres origines, qui non plus ne parviennent pas à me convaincre : il est possible que ce soit une mauvaise interprétation des Champs catalauniques… cependant, après les avoir examinées toutes, je n’ai pas encore une claire idée d’où, comment et pourquoi nous portons ce nom.

 

Vous préférez parler de Marca Hispanica que de Catalogne carolingienne ou de Gothie. Pourquoi ?

Ce territoire est un ensemble de terres qui n’ont pas de nom, jusqu’à ce que lui soit donné le nom de Catalogne. Marca Hispanica est un terme inexact, parce qu’il n’a jamais existé comme terme officiel de la monarchie carolingienne, qui quelquefois s’était référé à cette terre comme Marca Hispanica, mais rarement et sans cohérence. Je préfère cette appellation plutôt que Catalogne carolingienne ou Gothie pour deux raisons : la Catalogne carolingienne c’est très bien pour baptiser la collection de documents, pour mieux nous comprendre. Mais, d’une certaine façon, c’est projeter vers le passé une entité politique et territoriale qui n’existait pas encore, cela la rend nécessaire. Gothie n’existe pas. C’est un terme utilisé par les monarques francs de façon encore moins précise et moins régulière que Marca Hispanica. Quand les Francs parlent de Gothie, normalement cela renvoie à la Septimanie, à la zone côtière, et éventuellement à un Sud-Est générique du royaume franc. La Gothie, donc, est une zone plus large que la Marca Hispanica.

 

Les habitants de la Marca Hispanica n’avaient pas vraiment une conscience collective, au delà d’être une territoire de frontière. Et les autres, comment les voyaient-ils ? Les musulmans, par exemple, s’y référaient-ils comme à une partie du royaume franc ? Comment ce territoire apparaît-il dans les documents?

Pour Cordoue, ce sont des Francs. Ils font clairement partie de la monarchie franque, même si parfois ils remarquent des coutumes différentes, et ils notent qu’au fond ils agissent comme ils le veulent. Mais, d’un point de vue politique, ils sont la Francia. Ils savent bien quelle est leur origine, parce que sans Charlemagne et sans Louis le Pieux, la Marca Hispanica n’existerait pas et ils ont conscience de la différence avec d’autres entités politiques péninsulaires. Par ailleurs, cette différence est très claire aussi pour les Castillans jusqu’au XIII siècle. Le Cid, quand il parle des Catalans, les appelle Francs. Dans la grande historiographie castillane, on commence à parler des comtés catalans seulement à partir de l’union avec l’Aragon. Selon leur vision, la Catalogne commence à faire partie de l’histoire de la péninsule Ibérique quand elle s’unit avec l’Aragon. Tant qu’elle est seule, elle fait partie de la Francia, non de l’Hispanie.

 

Mais il y avait un réseau de pouvoirs locaux bien articulé. Ces pouvoirs locaux sont-ils le germe de la future conscience identitaire ?

Ce n’est pas facile, parce qu’une partie de ces pouvoirs locaux ne sont pas étudiés. Le mouvement d’identité vient de haut en bas. Ce qui forme lentement le sentiment identitaire, l’idée de faire partie d’un organisme unique et différencié des voisins, vient des élites comtales et vicomtales, qui proviennent toutes des quelques mêmes familles, et de la diffusion du droit. Mais, le peuple a des identités beaucoup plus locales, les gens sont d’une comarca, d’un village, d’une zone. C’est la somme de ces identités locales, qui ont beaucoup de similitudes, jointe au sens dynastique et politique des élites qui finit par former une identité collective, nationale.

 

L’histoire du haut Moyen Âge est-elle déformée pour des intérêts politiques ?

En général tout type de récit historique s’adapte aux intérêts politiques du moment, surtout le récit en direction du grand public. Nous en avons eu des preuves pendant tout ces derniers temps, lors du procés, des imbécilités qui ont été dites dans la presse espagnole et aussi dans des médias académiques. À propos du haut Moyen Âge cela est plus facile, parce qu’étant essentiellement une époque de formation, où changent les structures politiques, administratives et sociales en Europe, il est plus facile de tordre le peu de données à notre disposition pour forcer le discours quel qu’il soit. Rester objectif est compliqué.