Saint-Michel de Cuixà est un des monuments les plus emblématiques de l’histoire de la Catalogne. Situé en Conflent, au pied du Canigou et fondé au IXᵉ siècle, il fait partie du premier réseau d’abbayes protégées par les autorités carolingiennes pour promouvoir la rénovation du territoire après l’occupation musulmane. Nous avons parlé avec Olivier Poisson, inspecteur général honoraire des Monuments Historiques et président de l’Association culturelle de Cuixà, des origines du monastère et des raisons qui en ont fait un des centres spirituels et culturels les plus importants de son temps.

 

Pouvez-vous rappeler les origines de Cuixà en quelques mots ?

Les origines de Cuixà, à proprement parler, ne sont pas connues. Nous ne savons quelque chose que parce que la communauté d’un autre monastère, Saint-André d’Eixalada (situé nettement plus en amont dans la vallée de la Tet), est venue s’y réfugier après une catastrophe à la fin du IX siècle. Pourtant, ce lieu était identifié, sans doute déjà habité et il s’y trouvait une église, dédiée à saint Germain d’Auxerre. C’était la propriété d’un clerc, Protais (Protasius), peut-être s’agissait-il d’un de ces grands domaines ruraux, où l’on voit apparaître des lieux de culte dès le VIII ou le IX siècle, qui préfigurent le réseau paroissial. Protais avait réuni autour de lui un groupe d’autres clercs et s’était avec eux uni à la communauté d’Eixalada, en 854. Mais, donc, à l’automne 878, une crue soudaine de la Tet emporte ce monastère, qui était situé près du lit de la rivière, peut-être dans les vestiges d’une installation thermale romaine (il y a toujours des sources chaudes sur le site). Les biens du monastère sont emportés, plusieurs moines meurent et Protais accueille les survivants à Cuixà. L’année suivante, en 879, l’abbé étant mort, c’est lui qui le remplace et c’est le début de la grande histoire de Cuixà.

 

Qui était Garin ? Pourquoi fut-il un des grands abbés de Cuixà ? Garin était un personnage important aussi hors de Catalogne, quels contacts avait-il ?

Selon toute vraisemblance, Garin (Warinus) est un moine de Cluny, comme l’a découvert Pierre Ponsich. Selon les sources, il apparaît dans des actes de Cluny à l’époque de saint Maieul, abbé de 954 à 994 et semble, à partir de 960 environ, être placé simultanément à la tête de plusieurs abbayes méridionales : Saint-Pierre de Lézat, Saint-Pierre du Mas-Grenier, Sainte-Marie d’Alet, Saint-Hilaire et Saint-Michel de Cuixà. Ce rôle multiple signale sans doute une personnalité importante, dans le contexte du développement des réformes portées par Cluny et ses efforts pour organiser un « ordre » de monastères affiliés. Garin a ainsi été imposé, ou proposé, à la communauté de Cuixà à la mort de l’abbé Pons (965), sans doute par le comte de Cerdagne Seniofred, qui est en quelque sorte le « patron » laïque du monastère. Il faut savoir que Cuixà avait reçu du pape, en 950, le même privilège d’immunité que Cluny avait reçu l’année précédente et que cette immunité était prestigieuse en même temps qu’elle levait tout frein à l’activité réformatrice. Il est logique de penser que la construction de la grande église de Cuixà, entreprise en 956, comme sa forme basilicale, sont des conséquences directes de ce privilège.

Garin est sans aucun doute une personnalité exceptionnelle, si l’on en croit des témoignages contemporains. Son aura rejaillit évidemment sur le monastère et les relations que celui-ci entretient avec le monde de l’époque, bien qu’il n’y ait pas résidé en continu. On connaît l’activité et la présence de Garin à Rome et en Italie, même jusqu’à Jérusalem. Son implication dans la politique ou la diplomatie de son temps est particulièrement mise en évidence par la retraite à Cuixà du doge Pietro Orseolo.

 

Qui était Pierre Orseolo ? Pourquoi Orseolo est-il venu se retirer  à Cuixà ? Avec qui ? Quelle y fut sa vie ?

Pietro Orseolo (934-988) est le 23 doge de Venise, venu au pouvoir en 976 à l’occasion d’une révolte dont il avait pris la tête et de l’assassinat de son prédécesseur, Pietro Candiano. Épisode tragique pour Venise, qui fut à moitié détruite par le feu à l’occasion de ces évènements. Il ne resta que deux ans doge et s’enfuit incognito le 1er septembre 978 pour gagner Cuixà, à l’instigation de Garin, venu à Venise en pèlerinage. Son repentir personnel est probable, sans exclure les conséquences des luttes politiques de l’époque, son prédécesseur étant un fidèle proche de l’empereur Otton I, ce qui indisposait les Vénitiens qui avaient porté Orseolo au pouvoir. Le doge est un personnage considérable, aussi est-il entouré de tout un groupe de personnes qui l’accompagnent jusqu’à Cuixà. Deux proches, Giovanni Morosini, Giovanni Gradenigo et deux domestiques. Des religieux, Garin bien sûr, mais aussi Romuald (950-1027), futur saint fondateur de l’ordre des Camaldules et l’ermite Marin, chez qui ce dernier s’était réfugié, fuyant Ravenne. C’est évidemment dans la proximité ou sous l’influence spirituelle ascétique et érémitique de Romuald que le doge avait fait le choix du renoncement. Orseolo, même s’il faut faire la part de l’hagiographie édifiante, semble en effet avoir vécu dix ans durant une authentique vie de moine à Cuixà. Il est dit qu’il vivait à l’écart du monastère, en ermite. Il mourut en 988.

L’exemple de l’abdication et de la conversion du doge a laissé une empreinte durable sur la famille comtale de Cerdagne : peu après la mort du doge à Cuixà, c’est le comte Oliba Cabreta qui abdique et part se faire moine au Mont-Cassin ; en 1002, le fils de ce dernier, Oliba, renonce au titre comtal qu’il partageait avec son frère pour embrasser la vie monastique à Ripoll ; enfin Guifred de Cerdagne, resté seul comte, abdique en 1035 pour se retirer au monastère de Saint-Martin-du-Canigou, qu’il avait fondé, peut-être déjà dans cette intention, vers l’an mil.

 

Qu’est-ce que cet épisode de l’histoire de Cuixà dit de l’importance de ce monastère au Xᵉ siècle ? 

Les abbayes bénédictines du Roussillon ou du Conflent ont constitué, peu après le départ des Musulmans à la fin du VIII siècle, un réseau d’établissements pivots et défricheurs sur lesquels s’est appuyée la monarchie carolingienne pour encadrer un pays à reconstruire. Deux siècles plus tard les conditions ont bien changé mais les monastères restent des lieux puissants et attractifs qui ont accumulé un patrimoine foncier considérable et une juridiction sur bon nombre d’églises. Grâce aux réseaux monastiques que Cluny s’efforce d’organiser, les courants de réforme liturgique se répandent et les riches monastères, avec leurs bibliothèques et leurs scriptoria, sont des foyers essentiels de savoir et de création. Cuixà, dès la construction de la grande église consacrée en 975 développe son influence, la venue du doge et de ses compagnons (lesquels ne repartiront qu’après sa mort) en étant la manifestation la plus éclatante.

 

Quand on va à Cuixà aujourd’hui on pense à un isolement,  à un lieu de retraite, comme le cherchait Orseolo, pourtant Cuixà semble bien avoir entretenu des relations avec tout le monde chrétien occidental (les rouleaux de prière le montrent)… un désert ouvert au monde ?

Tout monastère se veut clos et retiré du monde, ce que peut exprimer la vallée de Cuixà, mais se trouve cependant placé au centre d’un réseau de relations économiques et religieuses, locales ou plus lointaines. Le premier réseau est celui de ses possessions, qu’il s’agisse de biens fonciers ou d’établissements subordonnés. En outre, les communautés monastiques partagent une discipline commune et forment une communauté plus vaste, ce qu’exprime l’effort de Cluny pour créer un « ordre », ensemble hiérarchisé et dirigé de monastères qui deviendra la norme pour le Moyen Âge. Chacun cependant y garde son poids propre ou son prestige attractif. Le culte des reliques et les pèlerinages n’y sont pas étrangers et il nous suffit de penser que Cuixà possédait des reliques de la Crêche du Christ ! À la mort de l’abbé Oliba, l’encyclique mortuaire que deux moines de Cuixà ont porté dans tous les monastères auxquels les attachaient certains liens, sans oublier ceux qui pouvaient se trouver sur leur route, au nombre de 93, a parcouru la France entière et au-delà, témoignage de son influence. Et en 1035, presque cinquante ans après la mort d’Orseolo, comme un document nous l’atteste, on pouvait encore venir de Venise pour se faire moine à Cuixà.