Oliba de Cerdagne (971-1046), comte de Ripoll et Berga, abbé de Ripoll et de Saint-Michel de Cuixà et évêque de Vic, a été une des figures les plus influentes de son temps. Promoteur de grandes constructions, moteur de l’art et de la culture et grand défenseur de la paix en une époque de conflits sanglants, il a été considéré par l’historiographie des XIXᵉ et XXᵉ siècles comme le père de la patrie.

Actuellement, le discours autour du personnage a évolué, mais son importance est indubitable. Ses relations avec la tradition carolingienne nous ont conduit à approcher son histoire. Nous le faisons grâce à Marc Sureda i Jubany, conservateur du Museu Episcopal de Vic (MEV) et membre de la Societat Catalana d’Estudis Litúrgics, filiale de l’IEC. Il est l’un des auteurs qui a participé au livre Vides catalanes que han fet història, édité par Borja de Riquer (Barcelone, 2020). Le chapitre qu’il signe est « Oliba, abat i bisbe. Un prelat europeu en temps convulsos ».

Vous revendiquez la figure d’Oliba comme évêque. Vous l’avez fait à l’exposition qui en 2018 a commémoré le millénaire de son ordination et vous le faites dans le chapitre que vous  lui consacrez dans Vides catalanes que han fet història. Pourquoi le connaît-on plus comme abbé si le plus important est ce qu’il a fait en tant qu’évêque ?

On le connaît fondamentalement comme l’abbé Oliba parce que le premier biographe sérieux d’Oliba au XXᵉ siècle est un moine de Montserrat, le père Anselm Maria Albareda, qui a écrit une biographie en 1931, phénoménale, très bien documentée. Mais bien sûr, il l’a fait depuis son optique. Et de plus, il y a le titre : L’abat Oliba, fundador de Montserrat (971 [?]-1046), clair et net, n’est-ce pas ?

Quand en 1947 Ramon d’Abadal écrit la deuxième biographie autorisée sur Oliba, il n’ose pas aller en contre d’Albareda, et il l’intitule, L’abat Oliba, bisbe de Vic i la seva època. Pourquoi revendiquons-nous son rôle d’évêque ? Les évêques avaient des pouvoirs es-qualités que les abbés n’avaient pas : la possibilité de gouvernement public, un fait qui vient du monde carolingien, et même d’avant. Ce qui se passe est que le monde carolingien développe un modèle de gouvernement impérial dans lequel les évêques sont des fonctionnaires de l’Empire, qui dépendent directement de l’empereur. Situer Oliba comme évêque post-carolingien est ce qui nous permet le comparer avec les autres évêques de l’Europe de son temps, comme les grands évêques de l’Empire ottonien. À l’échelle des comtés catalans, il faisait la même chose que les évêques allemands ou français.

 

L’historiographie du XIXᵉ et XXᵉ siècle le considère le père de la patrie. Pourquoi ?

Nous lui avons attribué le titre de père de la patrie parce que nous en avions besoin. Parce que la Catalogne à la fin du XIXᵉ siècle avait besoin de dire qu’elle déjà existait au XIᵉ siècle. Dans l’encyclique mortuaire d’Oliba on l’appelle père de la patrie, en 1046. Cinto Verdaguer, le père Albareda, Ramon d’Abadal et Puig i Cadafalch l’ont lue. Mais, que veut dire père de la patrie au XIᵉ siècle ? Qu’est-ce que la patrie au XIᵉ siècle ? À cette époque le concept de patrie est en relation avec de domaine d’exercice du pouvoir public. L’encyclique mortuaire de Guifré de Cerdagne l’appelle aussi père de la patrie. Les pères de la patrie étaient les comtes. Pourquoi appellent-ils ainsi Oliba ? Parce qu’il aurait fait la Catalogne ? Non, parce qu’il est fils de famille comtale et que jusqu’en 1003 il a été comte. De fait pater patriae était un titre ancien qui était attribué aux empereurs romains.

 

Ce discours a évolué. Quel a été son rôle dans la naissance de la Catalogne ?

Oliba n’a pas prévu la nation catalane. C’est un concept qui apparaît au XIXᵉ siècle. La Catalogne, comme nous la connaissons maintenant, ne lui est jamais passée par la tête. Mais, oui, il a laissé un héritage très important. Il a été pionnier avec le concept de paix et trêve. La paix apparaît déjà dans la deuxième moitié du Xᵉ siècle, elle consiste à ne pas attaquer les biens de l’église ni les clercs. Oliba y ajoute la trêve, qui implique que de jeudi à dimanche et pendant des périodes de temps déterminés n’y aura pas d’affrontements. D’un point de vue actuel, cela peut s’interpréter comme du pacifisme. Mais, ce qu’Oliba a fait, c’est en même temps discipliner la violence et défendre ses intérêts.

Il faut prendre en compte que comme évêque, il y a une série de pouvoirs spirituels que l’abbé n’a pas, comme, par exemple, d’excommunier. L’évêque dispose aussi de rentes très importantes et il exerce le pouvoir militaire, très important dans un évêché comme celui de Vic qui est à la frontière de l’Islam. L’évêque de Vic, en plus, a le privilège de frapper monnaie et de percevoir des droits sur les marchés qui se tiennent dans la ville.

Il voyait un évêché sur lequel il avait la juridiction et des monastères qu’il gouvernait  aussi dispersés en différents comtés. Comme ecclésiastique, il devait pouvoir parler avec le pouvoir civil, avec les comtes de tous ces territoires. Ressentait-il des différences avec les comtés et les évêchés de l’autre côté des Pyrénées ? Avec l’évêché d’Elne moins qu’avec tout autre, et guère plus avec les autres évêchés de la province ecclésiastique de Narbonne. Percevait-il une vraie identité gothique, « septimanienne » ? Une certaine tradition de ce pays dont les racines qui n’étaient pas franques ? Peut-être, sûrement. Il était conscient qu’ici il y avait une tradition juridique différente. Et bien sûr il percevait qu’il y avait des comtes qui parlaient une même langue et que de l’autre côté des Pyrénées ils parlaient peut-être d’une manière un peu différente. Il voyait qu’il y avait un conglomérat, ce que nous avons perçu après comme le noyau de l’identité catalane : les comtés de Barcelone, Girona et Osona, qui depuis le milieu du Xᵉ siècle étaient gouvernés par un seul comte, que Cerdagne et Besalú étaient un autre conglomérat, qu’Urgell était un autre comté important, et Elne et le Roussillon un autre. Il a aussi vu que la plupart de ces comtes étaient des cousins, descendants de Guifred le Velu, car lui-même était membre de cette famille. S’il voulait penser qu’il y avait un seul clan qui gouvernait ces comtés, il pouvait le penser. Il savait qu’il y avait un groupe de comtés gouvernés par la même famille, avec un même substrat culturel, avec les mêmes pratiques juridiques, avec des pratiques liturgiques semblables, qui les différenciaient des comtes d’Aragon – par la suite rois d’Aragon – et de ceux de Castille et de ceux de León. Donc, il y avait des traits qui les singularisaient.

 

 

Vous écrivez dans Vides catalanes que han fet història :

«En la petita escala dels comtats catalans, Oliba actuà com a detentor de l’autoritat pública, com els bisbes de la tradició carolíngia d’arreu d’Europa, amb els quals l’unia la consciència de pertànyer a una cristiandat universal en comunió amb la seu del papa de Roma […]» (p. 106).

 

« À la petite échelle des comtés catalans, Oliba agit comme détenteur de l’autorité publique, comme les évêques de la tradition carolingienne partout en Europe, auxquels l’unissait la conscience d’appartenir à une chrétienté universelle en communion avec le siège du pape de Rome […] » (p. 106).

Oliba était-il plus lié à la tradition carolingienne que d’autres évêques catalans ? Quels étaient les éléments les plus importants de cette tradition qu’il voulait préserver, par rapport au monde féodal qui déjà levait la tête ?

Oliba est un évêque post-carolingien, de la fin du monde carolingien. Il défendait l’idée politique carolingienne adaptée à la réalité des comtés catalans : nous devons incarner la société voulue par Dieu, c’est-à-dire, une société régie par les principes de l’Évangile, comme les explique l’Église. La paix, la justice et l’ordre doivent régner : celui qui travaille doit travailler et ne pas se plaindre. Celui qui fait la guerre, doit combattre l’Islam et étendre la chrétienté, et tous doivent obéir à celui qui est sanctifié, ce qu’Oliba est lui-même. Le pouvoir public et le pouvoir religieux doivent aller main dans la main, mais en cas de doute, celui qui a le dernier mot est le pouvoir religieux, car c’est lui qui parle avec Dieu et qui fait présente sa volonté. Dans l’Empire germanique, l’empereur est un empereur oint, sacré. Ici nous n’avons pas d’empereur, nous avons des comtes qui en tiennent lieu, mais dans cette société voulue par Dieu, où tout le monde fait ce qu’il doit faire, le pouvoir suprême est le pouvoir ecclésiastique.

Il défend cette conception face à ce qui est en train de se produire, ce que nous appelons révolte féodale, la privatisation du pouvoir. Oliba défend l’idée du pouvoir public, idée romaine au fond, une idée du droit, de la loi applicable à tout le monde, jusqu’à certain point objective, du droit écrit. Le féodal dit en quelque sorte : non, j’ai le pouvoir, je me l’approprie, j’ai les droits fiscaux, je dote l’église paroissiale avec ce qui me reste et je lutte pour obtenir les possessions du noble voisin.

 

Aussi vous écrivez :

«Pot dir-se que el projecte polític d’Oliba, arrelat en la tradició carolíngia, va fracassar en els darrers anys de la seva vida» (p. 108).

 

« On peut dire que le projet politique d’Oliba, enraciné dans la tradition carolingienne, a échoué dans les dernières années de sa vie » (p. 108).

Le monde féodal était comme un tsunami qui a tout avalé. En outre, ceux qui défendaient la vieille idée du pouvoir n’ont pas eu de descendance, c’étaient les vieux : Ermessende, qui est morte en 1058, Oliba qui est mort en 1046. Les jeunes féodaux ont vécu 30 ans de paix et la vieille conception du pouvoir ne leur a pas été utile. Et ils se retrouvent avec un jeune comte, Ramon Berenguer I, qui est de leur génération et qu’il ne s’entend pas avec sa grand-mère, Ermessende. Finalement on parvient à une synthèse avec le pouvoir comtal, qui permet que dans ce pays le comte reste quelqu’un d’important, plus important que n’est le roi de France à la même époque.

 

Oliba a impulsé de nouvelles constructions, il a fondé Montserrat. Cette tâche avait-elle un arrière-plan politique ? Avait-il une vision de Catalogne qui allait au-delà de son époque ?

Non. Montserrat était, depuis des siècles, une montagne de retraite spirituelle. À la fin du Xᵉ siècle à Montserrat est fondé le monastère de Santa Cecília de Montserrat, qui a un abbé, Cesari, un clerc aux idées de grandeur. Une des choses qu’il fait est de revendiquer la possession de toute la montagne de Montserrat. Mais là il y avait là un ermitage, l’ermitage de Santa Maria, qui appartenait à Ripoll. Oliba dit : le Torrent de Santa Maria est à moi en tant qu’abbé de Ripoll. En 1025 il y amène des moines et il enregistre sa propriété. Donc, la fondation de Montserrat a été la conséquence de sa main mise sur la montagne pour éviter que Santa Cecília ne l’accapare, et c’est tout. Montserrat était un établissement peu important jusqu’aux XIIIᵉ-XIVᵉ siècles, quand des miracles sont attribués à la statue de la Vierge. Le monastère vain croissant et il finit en ayant un abbé. À la fin du XVe siècle i fut rattaché au monastère Saint-Benoît de Valladolid, et pendant 400 ans il fut régi par des Castillans. C’est avec la Renaixença que se refonde Montserrat et qu’il devient le monastère de l’essence de la Catalogne.

 

Sa figure de promoteur culturel a aussi été très importante. Comme il est arrivé à convertir le scriptorium de Ripoll dans un référent européen ? Et comme il a réussi que la bibliothèque de Ripoll soit une des plus importants de toute la chrétienté ?

À cette époque, les évêques sont les maîtres de l’art. Ce sont eux qui célèbrent la liturgie et ils veulent qu’elle soit entourée des meilleures images. Et pas seulement d’un décor beau et lumineux, mais d’un décor signifiant, qui donne à l’espace liturgique toute sa densité symbolique. Pour cela l’évêque sponsorise la création. Oliba, comme c’est le propre des évêques de l’époque, supervise ces projets.

Il a stimulé trois projets très originaux : la cathédrale de Vic, les agrandissements de Saint-Michel de Cuixà et Santa Maria de Ripoll. La création de l’architecture est liée à celle du mobilier et des textes et livres liturgiques. Les Bibles condensent toute cette idée d’Oliba, parce qu’elles sont des livres liturgiques et d’étude et qu’elles comprennent des images, placées avant le texte. Cela est issu de la tradition des bibles carolingiennes. Ces folios sont pensés comme un récit alternatif, mais aussi comme une bibliothèque d’images et de thèmes iconographiques, que seront utilisés pour les peintures de l’église. Pourquoi Oliba fait-il des bibles ? Les empereurs carolingiens en possédaient. Cela participe d’une idée très ancienne, qui vient de Constantin, le premier empereur chrétien, qui a commandé des bibles et qui les a offertes dans tout l’Empire. Cela est devenu ainsi un geste impérial, que les Carolingiens vont refaire et qu’Oliba copie.

Oliba a été un grand créateur, très ambitieux, au même titre que les évêques de l’Empire carolingien et ottonien, mais à sa propre échelle.