Pour un Français, il est dans la nature des choses qu’une solennelle statue de Charlemagne soit placée sur le parvis de Notre-Dame de Paris. Or un jour, sur le dit parvis, j’ai entendu demander à une ressortissante allemande : « Que fait-il ici notre Karl der Grosse ? » Deux points de vue particuliers, deux points de vue aujourd’hui acquis vont à l’encontre d’une compréhension critique de faits historiques lointains et complexes. Ces faits lointains et leur évolution ont fini par donner naissance et à la France et à l’Allemagne. Les deux nations ont l’une et l’autre le droit de considérer Charlemagne comme leur ancêtre politique commun.

À la recherche de son histoire lointaine, la France a consacré des efforts qu’il serait outrecuidant de vouloir évoquer en raccourci, tant ces efforts ont été longs dans le temps, tant ils n’ont pas encore abouti, si jamais une recherche de type historique pouvait être considérée close. D’autre part, chaque terre mène sa guerre, dit-on en Catalogne. L’histoire particulière de chaque pays a de profondes influences sur l’exercice du métier d’historien. Parce que en face de l’imprévu, de la défaite, de la victoire, de la crise et de sa gestion, des questions jaillissent sans cesse. Au moment où nous en sommes des problèmes européens, les questions sont bien pressantes. Pour trouver des réponses du moins provisoirement valables, il faut prendre du recul. Seule une perspective historique très poussée peut nous faire comprendre l’étonnement du ressortissant allemand devant la statue de Charlemagne au parvis de Notre-Dame. Seule une perspective historique rigoureuse peut nous aider à comprendre aujourd’hui le Brexit et ses conséquences.

L’histoire est dure, face à elle le métier d’historien n’est pas facile, même dans un domaine qui semblerait totalement neutre, parce que découlant de principes peu discutables, je veux dire la méthodologie. C’est justement dans ce domaine qu’un certain jour Français et Allemands ont su trancher sur le problème que pose la statue du parvis de Notre-Dame. En effet, une vingtaine d’années après Sedan, Français et Allemands se sont trouvés sur le même point de la route qui menait à la publication des diplômes carolingiens. Que faire ? Arthur Giry accepta ce que lui proposait Engelbert Mülhbacher : les Allemands se réservaient les diplômes impériaux et ceux de la maison germanique, tandis que les Français se vouaient aux diplômes des rois francais à partir de Charles le Chauve. L’accord fut pris dans des circonstances historiques que Jules Michelet estimait « confuses et adverses » pour la grande nation française, à propos de laquelle un jour lui-même a dit avec emphase, lorsqu’il a écrit la première ligne de son histoire : « Un jour j’aperçus la France … ». Surmontant les réthoriques nationalistes concurrentes, les érudits des deux rives du Rhin ont su en arriver à un accord pratique, sensé et réel. L’acord a porté vite ses fruits. En 1906 Mühlbacher publiait dans les « Monumenta Germaniae Historica » Die Urkunden Pippins, Karlamanns und Karl des Grossen. En France l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres ne perdait non plus son temps. En 1908 elle ouvrait la collection «Chartes et Diplômes» avec le Recueil des actes de Philippe I.er roi de France, de Maurice Prou. La même année paraissait le Recueil des actes de Lothaire et de Louis V, rois de France (954-987), aux soins de Louis Halphen et Ferdinand Lot. Etc.

Lorsque dans les années 1911 et 1912 Ramon d’Abadal i de Vinyals séjourna en France, il suivit les cours de Maurice Prou de diplomatique critique et de méthodologie historique à l’École des Chartes. À l’École Pratique des Hautes Études il assista aux cours de Marcel Thévenin sur les problèmes des privilèges royaux carolingiens. Il put mesurer les dificultés inhérentes à la volonté de faire voir le jour à ce type de documentation. Il a en outre exploré les fonds de la BNF qui renferment des copies modernes d’anciens documents catalans : les fonds Baluze, Moreau, Doat. En somme, il regagna l’IEC avec des idées claires, tant du point de vue méthodologique que du point de vue pratique. Il a largement bénéficié de l’expérience des Français et des Allemands, qui avaient mis beaucoup d’années à dresser les principes et les lignes générales pratiques qui rendaient possibles de telles recherches.

Nous nous retrouvons aujourd’hui, Français et Espagnols, Catalans du Nord et du Sud, dans un projet européen, auquel nous sommes convoqués par le lointain empereur Charlemagne. Pour innover socialement, nous avons repris beaucoup de perspective. Le plus vieux et le plus nouveau vont se rencontrer, se mêler, s’unir. Pourquoi ? Peut-être, et ce serait déjà beaucoup, pour nous expliquer nous-mêmes.

Comment ? Par la mémoire nous sommes capables de saisir le temps en mouvement, les flots du passé, d’un passé toujours vivant, puisque nous sommes ses vagues les plus récentes. Le vivant en nous du passé est la cause de l’émotion historique, du fait que le passé interpelle absolument tout le monde, puisque c’est le passé qui a façonné tout ce que nous sommes.

Revenons maintenant, si vous me permettez, au parvis de Notre-Dame de Paris. Lorsque j’y ai vu pour la première fois la statue de Charlemagne, j’ai pensé de forme presque automatique : « Tiens, voilà que je me sens chez moi ». Pour le citoyen de Gérone que je suis,  Charlemagne fait partie de mon voisinage historique. Il est le premier nom de notre passé, donc, de notre actualité vivante. Au milieu des comtés constituant la Vieille Catalogne, notre Catalunya carolíngia, Gérone, seule parmi les villes catalanes, a gardé d’une façon très spéciale la mémoire des liens qui ont rapproché la cité, le comté, le diocèse du grand empereur.

Nous sommes convaincus maintenant que jamais Charlemagne ne mit un seul pied dans la ville de Gérone. Et pourtant un récit coloré d’épique et de grands prodiges surnaturels concocté aux alentours de l’an mille le transforma en acteur principal du fait historique de la libération de Gérone. Qui est plus est : la légende prônait que Charlemagne avait fondé et doté la cathédrale de Gérone et la plus part des monastères du diocèse après avoir vaincu et expulsé les sarrasins. Certains de ces faits sont mentionnés dans un passage du Chronicon Rivipullense I, rédigé à un certain moment du XIe siècle. Au fil du temps la légende s’amplifia par l’addition de nouvelles anecdotes : nous pouvons le constater dans le Chronicon Rivipullense II, du XIIe siècle, où l’on voit Charlemagne ordonner la création de la nouvelle cathédrale Sainte-Marie. Il est bien connu qu’un des objectifs principaux des productions hagiographiques conçues au monastère de Ripoll fut la cristallisation de chroniques d’un ton néo-carolingien, dans lesquelles Charlemagne fut considéré comme fondateur des comtés catalans. Par l’entremise de ces textes, les autorités locales et spécialement les comtes de Gérone et de Barcelone gagnèrent en prestige et en légitimité politique.

En 1345 l’évêque de Gérone Arnau de Montrodon signait le décret d’institution et de dotation de la fête en l’honneur de saint Charlemagne, il rédigeait ou faisait rédiger les textes d’une messe, d’un office, prescrivait des processions dans la cathédrale et dans les monastères bénédictins du diocèse. Tous ces textes s’inspirent d’une panoplie variée de matériel très divers, pour la plus part d’origine septentrionale.

Nous n’avons pas le loisir d’exposer ici la belle histoire, pétrie d’éléments hagiographiques et légendaires, qui aboutit à implanter le culte de Charlemagne à Gérone en 1345. Nous avons eu, donc, notre saint Charlemagne, comme d’ailleurs l’ont eu d’autres térritoires de l’Empire et de la France au cours du Moyen Âge. Nous savons aussi que ses expressions furent absolument exceptionnelles aussi bien dans la zone méditerranéenne que dans les Royaumes de la Péninsule Ibérique, où il n’y a pas de preuves de la véneration de Charlemagne sur les autels. C’est pourquoi on peut affirmer que l’admiration pour le grand monarque franc s’ancra à Gérone plus que dans n’importe quelle autre ville d’Espagne.

Une fois l’empereur sublimé sur l’autel, la légende s’enrichit à n’en jamais finir. Vers la fin du XIVe siècle on rédigea le texte classique de cette légende, le Tractatus de captione Gerunde et de edificatione ipsius cathedralis Ecclesie et quomodo Karolus Magnus imperator eamdem dotavit atque in ea episcopum ordinavit. Ensuite vont se multiplier les évocations iconographiques de saint Charlemagne à l’intérieur et à l’extérieur de la cathédrale : d’abord la statue du saint, toujours conservée sur place. On a ajouté ensuite une effigie du roi franc à la grande chaire épiscopale taillée en bois au XIVe siècle. L’image de l’empereur entouré de fleurs de lys se trouve sur la clef de voûte du deuxième tronçon de l’immense nef gothique qui commença à être couverte en 1416.

Bien que le culte du saint roi ait été aboli en 1483 par Sixte IV, la présence carolingienne à l’intérieur de la cathédrale de Gérone ne connût pas d’arrêt. Tout une série d’objets (reliquaires, manuscrits, regalia, bijoux) ayant une certaine antiquité et remarquables par leur beauté furent interprétés en mode impérial : la coupe de Charlemagne – aujourd’hui perdue –, la tapisserie de Charlemagne (el drap de Carles el Gran), c’est-à-dire le tapis qu’on dit maintenant de la Création, la Bible bolognaise de Charles V roi de France (!), la statue d’une Vierge portant l’enfant, le cartulaire de Charlemagne, l’ancienne tour romane, la grande cloche ou bourdon de la tour moderne, sans oublier la chaire épiscopale en marbre, de Gérone, hissée en haut de deux escaliers qui rappellent la disposition du trône de Charlemagne à Aix-la-Chapelle : tout fut rapporté à Charlemagne. La persistance de ce sentiment jusqu’hier est confirmée par le fait que lorsque les chanoines promurent la réalisation d’un grand vitrail entre 1913 et 1916 pour la fenêtre gothique ouverte au dessus de la porte dite des Apôtres, ils décidèrent d’y représenter l’empereur saint Charlemagne aux côtés d’une série de saints traditionnels des églises occidentales et orientales.

Le persistant souvenir géronais de Charlemagne serait donc une affaire écclésiastique ? En partie, bien sûr. Mais à la fin du siècle dernier, quel nom a reçu un hôtel plus ou moins en vue bâti au cœur de la Gérone moderne ? N’en doutez pas : Hotel Carlemany.

Voilà, donc, comment des liens traversent la France depuis la place du parvis de Notre-Dame de Paris et atteignent les pays catalans. Ce sont les liens d’une lointaine origine commune, des liens qui nous interpellent au moment où notre Union Européenne – nouvelle édition plus vaste et non sacrée de l’idée carolingienne – est mise en difficulté.

Notre simple et humble projet POCTEFA veut interpeler les européens que nous sommes, catalans des deux côtés des Pyrénées, au sujet des chances que les vagues du temps nous ont apportées, des chances que le flot incessant du temps peut nous apporter encore, pourvu que nous nous rendions capables d’en saisir la direction. Le cadre et les travaux d’un projet européen tel que CATCAR, fût-il modeste, seront-ils en mesure de contribuer à redresser des énergies et à relancer la passion pour l’Europe ? Pour ce qu’il en est des deux Catalognes, pour ce qu’il en est de la France et des autres nations européennes, nous l’espérons, nous le souhaitons, nous allons nous battre pour cet objectif.

 

 

                                                                  Jaume de Puig

Responsable de CATCAR

                                                            Viceprésident de l’IEC