Les chroniques arabes d’époque carolingienne sont un patrimoine très riche et très utile pour mieux connaître cette étape historique. L’œuvre De quan érem o no musulmans, de Dolors Bramon, membre de la Secció Històrico-Arqueològica de l’Institut d’Estudis Catalans et professeur émérite à l’Universitat de Barcelona, comprend la traduction et l’étude de près de cinq cents fragments de chroniques arabes qui se rapportent au territoire de l’actuelle Catalogne pendant la période hispano-arabe. Nous avons parlé avec l’auteur de ce travail, édité conjointement par Eumo Editorial, l’Institut d’Estudis Catalans et l’Institut Universitari d’Història Jaume Vicens i Vives.

Professeur Bramon, pourquoi les chroniques musulmanes d’époque carolingienne sont-elles aussi intéressantes ? Qu’est-ce qui les différencie des chroniques chrétiennes ? Sont-elles plus impartiales ? Et qu’en est-il de leur style ?

Elles sont intéressantes parce que souvent elles complètent les chroniques chrétiennes et parfois elles donnent des informations qui n’y figurent pas. Il ne semble pas qu’elles disent des mensonges, et quand elles copient un historien antérieur, elles donnent toujours la référence et nous informent sur la plus ou moins grande vraisemblance de l’information.

Quels sont les thématiques des chroniques ? Les batailles y sont très présentes, bien sûr, mais aussi la vie quotidienne de cette époque ? Et les relations personnelles ?

En marge des batailles et des progressions et/ou reculs territoriaux, qui est ce que j’ai le plus traité, il y a des chroniques rédigées en forme d’annales qui traitent de la société dans les circonstances les plus variées telles que les pestes et maladies, l’agriculture, l’alimentation, les routes terrestres et maritimes. On peut tirer beaucoup des données des ouvrages appelés dictionnaires biographiques, qui révèlent l’activité intellectuelle, les écoles de pensée et les nouvelles découvertes.

Votre livre est la suite et le complément de la tâche de Josep M. Millàs qui, en 1922 avait écrit un article sur des textes d’historiens musulmans qui font référence à la Catalogne carolingienne. Cet article est inclus dans le projet de l’IEC de publier les textes des diverses sources arabo-islamiques qui parlent de Catalogne jusqu’à l’an 1000. La Guerre Civile en a empêché la publication, mais le travail n’a pas été en vain. Qu’est-il est advenu de ces textes et quelle fut leur utilité avant leur publication ?

Effectivement, Millàs a publié les «Textos d’historiadors musulmans referents a la Catalunya Carolíngia» (Quaderns d’Estudi, 14, 1922, p. 125-161), qui était une synthèse de sa recherche sur les informations se rapportant à l’actuel territoire catalan extraites des sources arabes jusqu’alors connues. Il comprenait des textes depuis l’arrivée des musulmans en Hispania jusqu’à l’attaque d’Almansor contre Barcelone, en 985. Il continua en réunissant des matériaux à Barcelone, Madrid et Tanger et il prépara une édition qui est restée dans les réserves de l’IEC pendant la guerre, du 1936 au 1939. L’œuvre était déjà imprimée, mais non reliée, et comprenait cent trente et un fragments d’œuvres de seize auteurs, ordonnés chronologiquement et qui arrivaient jusqu’à la fin de l’émirat de Muḥammad I (852-886). Puis, il continua à réunir des matériaux et il est possible qu’il ait achevé des «Textos d’historiadors musulmans referents a la Reconquesta». Rovira i Virgili en parle, mais ce travail semble définitivement perdu. Ramon d’Abadal a pu aussi les consulter. Par la suite l’IEC chargea Joan Vernet, disciple de Millàs, de l’édition d’un peu plus de deux cents feuillets qui avaient pu être retrouvés du travail de Millàs, et ils furent édités, conjointement avec l’article publié dans les Quaderns d’Estudi comme introduction, sous le titre Textos dels historiadors àrabs referents a la Catalunya Carolíngia (IEC, Barcelone, 1987). Enfin, Joan Vernet m’en confia la suite et cette recherche a constitué ma deuxième thèse doctorale, publiée en 2000 et rééditée en 2002.

Les fragments qu’il a traduits et étudiés contiennent des données fondamentales pour comprendre l’époque. Donnez-nous quelques exemples de ces épisodes.

Un cas curieux est celui de l’information qu’il donne al-‘Uḏrî à propos de la trahison du comte Ramon de Pallars en l’été de 929 : il invita son beau-frère Muḥammad b. Lubb b. Qâsi et « ébloui par les armes, les montures et les bijoux que lui et ses compagnons possédaient, il les trahit et les assassina. Ainsi s’éteignit le pouvoir des Banû Qâsi à la Frontière ». Vernet croyait que là était l’origine du trésor du monastère d’Ovarra et Ramon d’Abadal l’admettait.

Le livre s’étend chronologiquement jusqu’en 1010. Pourquoi cette année précisément ?

Il m’a semblé que les 493 textes nouveaux apportés étaient suffisants pour une thèse doctorale et j’avais aussi d’autres travaux en cours. La date de 1010 était un bon moment pour finir parce qu’elle marque un changement de relations entre les  hispano-arabes et les comtes catalans. Quand  éclata la guerre civile dans le califat, Cordoue dut demander de l’aide aux Catalans et Castillans, et ce moment marque un point d’inflexion important. L’entreprise, à laquelle participèrent près de dix mille hommes, entraîna la mort de beaucoup d’eux (par exemple, l’évêque de Barcelone et le comte Ermengol d’Urgell), mais rapporta aussi un abondant butin.

Quelles conclusions peut-on tirer sur les relations entre les comtés catalans et les hispano-arabes après la lecture des auteurs musulmans ?

Il est clair que les deux camps agissaient selon ce qui leur convenait : ils s’accordaient pour des motifs commerciaux ou d’autre sorte, ou bien ils s’attaquaient si la victoire leur semblait possible. L’obtention du butin semble avoir été la cause principale des attaques.

Dans le livre figure la chronique qui décrit la révolte de Cordoue et l’intervention des Catalans, entre en 1009 et 1010. Les Catalans n’y ont pas vraiment le beau rôle. Qu’est-ce qu’expliquent les chroniques chrétiennes de cette expédition ?

Les chroniques chrétiennes ont été étudiées par le docteur Santiago Sobrequés et d’autres bons rechercheurs catalans. À partir de l’étude de Sanpere i Miquel, on dit que l’année 1010 s’appela l’any dels Catalans, « l’année des Catalans », mais je n’en ai trouvé trace dans aucune chronique arabe. Peut-être est-ce mieux car, comme vous le dites (et comme l’illustre le fragment que vous reproduisez), le rôle des catalans fut très regrettable. Mais l’arrivée d’or et autres biens à des terres aujourd’hui catalanes a été très importante.

Fragment illustratif (p. 357) :

Les Catalans s’étaient mis en marche et leur avant-garde atteignait Saragosse. Alors ils imposèrent à ses habitants et aux esclaves, enfants et commerçants, un terrible tourment et ils se logèrent dans leurs maisons.

Où sont conservés les originaux de ces textes ?

Ils sont conservés en des lieux très variés, dans des pays arabes et dans ceux qui les ont colonisés, dans des bibliothèques et archives et aussi dans les maisons de quelques particuliers. Ils n’ont pas toujours été bien édités ou bien compris, surtout quant à l’onomastique, tant anthroponymique que toponymique.

Quelle a été la difficulté la plus importante au moment de traduire les textes ?

Justement les défauts de ses éditions, souvent dus au mal été des manuscrits. Il m’a fallu corriger assez d’erreurs de lecture. Et bon à dire que, par ma condition de catalane, j’ai eu l’avantage de pouvoir identifier toponymie plus petite, que n’est pas toujours à portée de personnes que ne le sont pas.

Après la publication du livre, vous avez continué à travailler à l’étude de ces chroniques ?

Oui, mais pas avec autant d’intensité. La découverte (ou, mieux dit, la récupération) de sources arabes que l’on croyait perdues, spécialement la première partie du volume II de l’al-Muqtabis du grand chroniqueur cordovès Ibn Hayyân (m. 1076), a été importante. Ce texte a permis de mieux connaître la perte de Gérone, en 785, les limites médiévales de la Cerdagne et de préciser une expédition hispano-arabe que les sources chrétiennes ne mentionnaient pas, comme une expédition contre la plaine de Vic et le Bages, en 841. En la donnant à connaître (revue Ausa, XIX-145, 2000, p. 133-135), j’ai pu déterminer que le toponyme Arbûnah (confondu jusqu’alors avec Narbonne) devait être lu comme Aušûnah et il correspondait à Osona. Mais aussi il faut dire que je me suis trompée dans l’identification d’une deuxième place attaquée : le texte écrit Ṭ.rṭânah et je l’ai identifié avec Taradell, quand en réalité s’agit de Cardona. Dans la graphie arabe ces confusions sont relativement faciles.

Millàs a dit à son époque que la bibliographie historique arabe connue était maigre en relation avec le total d’œuvres qui avaient été écrites. Cela a-t-il changé ? A-t-on assez travaillé en ce sens ?

Malheureusement, cela ne sera jamais assez travaillé. Nous connaissons l’existence de quelques chroniques parce qu’un auteur postérieur en copie une partie, mais nous méconnaissons la totalité de l’original. L’hispano-arabe al-‘Uḏrî, par exemple, parle de Chroniques de la Frontière [Supérieure] qui seraient fondamentales pour notre histoire.