Nous avons aussi parlé avec Josep Maria Salrach, professeur de l’Université Pompeu Fabra et membre de l’Institut d’Études Catalanes (IEC), qui a souligné l’utilité de cette collection pour l’étude de l’époque médiévale.

Professeur Salrach, en quoi la consultation de cette œuvre est-elle indispensable? Quelle importance a-t-elle pour les chercheurs ?

C’est le complément nécessaire de la Catalunya carolíngia, la grande œuvre consacrée à l’édition de tous les documents catalans antérieurs à l’an 1000, qu’a initiée Ramon d’Abadal en 1920, qu’édite l’IEC et qui justement vient d’être achevée. En 2018-2019 ce fut une satisfaction de voir que, vingt ans après la parution du premier volume de la collection Atles dels Comtats de la Catalunya Carolíngia, cette grande œuvre parvenait aussi à sa fin. Cette satisfaction s’explique par l’utilité de la collection, sa qualité technique, sa rigueur scientifique et l’érudition qui  y est mise en œuvre. En un mot, la collection Atles dels Comtats de la Catalunya Carolíngia est et restera un outil de consultation indispensable pendant beaucoup d’années —sûrement pendant des générations— pour ceux qui étudient les origines de la Catalogne.

La collection est un projet monumental, qui a duré vingt ans avant d’être terminé. Peut-il être comparé avec une autre œuvre en Europe ?

Le bilan est très positif et les auteurs peuvent se sentir fiers du travail accompli, qui peut être résumé en disant que, sur ce terrain, ils ont situé la Catalogne très haut, parmi les pays les plus avancés d’Europe en cartographie historique. De fait, du point de vue cartographique, de cartographie du haut Moyen Âge, cette œuvre est unique. Je ne connais rien de semblable en Europe.

Plus encore, ce qui dans les pays les plus avancés d’Europe a été fait en cartographie historique avec toute l’aide publique nécessaire et au sein de grandes institutions de recherche, ici, en Catalogne, cela a été réalisé exclusivement par le travail et sacrifice personnel des auteurs et avec la volonté et l’engagement de l’éditeur envers la culture, et d’eux tous envers leur pays.

La plupart des documents carolingiens mentionnent un comté, une vallée, une ville, une limite territoriale… Cette information, reportée sur les cartes, nous ouvre-t-elle de nouvelles portes vers monde médiéval ?

Une partie des cartes de chaque volume de cet atlas est consacrée à situer sur le terrain les domaines – aujourd’hui nous les appellerions grandes propriétés , des endroits où les gouvernants ou les puissances avaient des biens et des droits et d’où ils extrayaient leurs ressources pour vivre, maintenir leur position sociale et exercer le pouvoir et les fonctions qu’ils occupaient. J. Bolòs et V. Hurtado différencient, avec des cartes spécifiques, les domaines comtaux, vicomtaux, aristocratiques et ecclésiastiques (épiscopaux, monastiques et paroissiaux). Ils emploient le mot domaine et non seigneurie, et ils font bien. Cette société était dans une phase de transition au féodalisme et, dans les domaines, on pouvait retrouver encore la double nature de l’origine du pouvoir sur la terre et sur les hommes : l’origine publique et l’origine patrimoniale, qui après se fondront dans la seigneurie. Dans ce sens, il est important de voir comment les villae sont les entités territoriales qui forment les domaines, et de se rendre compte de l’importance des limites des villae et de l’importance des friches à l’intérieur de celles-ci. Nous croyons que la relecture des documents et la consultation de ces cartes peuvent aider les chercheurs à avancer vers une meilleure connaissance du pouvoir et de la société de cette époque.

La toponymie est une partie fondamentale de l’œuvre. Quelle information nous apportent les noms des lieux pour comprendre le passé ?

Dans chaque volume de la collection il y a une partie de cartes de grand format, qui pour les spécialistes et chercheurs du haut Moyen Âge en Catalogne est, sans doute, la plus importante. Au total, ces pages forment la carte toponymique générale de chaque comté et, conjointement, de toute la Catalogne carolingienne. Ce sont cartes à échelle 1:100.000, sur lesquelles sont réunis situés sur le terrain presque la totalité des milliers de noms de lieux qui affleurent dans les documents des IX et X siècles pour nos comtés, et ils sont accompagnés de cartes consacrées à montrer l’origine des toponymes. Il s’agit de cartes de toponymes pré-romains, de toponymes créés à l’époque romaine, de toponymes avec un nom germanique, de toponymes arabes, de toponymes d’intérêt historique spécial et de vocables d’églises. Le choix et la qualification des toponymes est une tâche difficile, qui requiert des connaissances spéciales de philologie, mais qui est très importante parce qu’elle illustre, dans ce cas, la manière alluvionnaire ou sédimentaire dont s’est bâtie l’identité culturelle des Catalans pendant l’Antiquité et le haut Moyen Âge. Le complément nécessaire de la grande carte toponymique générale de chaque comté est l’index qui se trouve à la fin de chaque volume, dans lequel figure la qualification de chaque lieu (villa, château, maison, vilar), la date où il est mentionné pour la première fois, son nom actuel, et la commune et la comarca auxquelles il appartient. Comme nous l’avons dit : c’est un outil de travail indispensable pour les spécialistes de cette époque.

Les cartes faisaient déjà partie du programme de recherche de la Catalunya Carolíngia, que vous codirigez. Les premiers volumes, ceux  dirigés par Ramon d’Abadal, donnaient déjà des cartes faites à ce moment. De quelle façon cette cartographie enrichit-elle l’œuvre ?

Les documents réunis dans les différents volumes de la Catalunya carolíngia ont été justement la base informative nécessaire pour la confection des atlas. Et les atlas sont très utiles —et, de  fait, je dirais indispensables— pour lire et mieux comprendre les documents, étant donné qu’ils réunissent et situent sur le terrain les toponymes que nous y trouvons.

Conserve-t-on quelque carte de l’époque, une carte qu’utilisaient ces premiers Catalans ?

Que je sache, il n’y a aucune carte de cette époque conservée en Catalogne. Je me souviens seulement de l’information que l’évêque Théodulf d’Orléans, qui était d’origine hispani, avait à son oratoire personnel à Germigny-des-Prés une peinture murale qui représentait une carte du monde inspirée de la cartographie de tradition romaine. De cette carte il semble qu’une reproduction soit parvenue à Ripoll, mais déjà au temps d’Oliba (XI siècle). Du X siècle, dans un manuscrit de Ripoll, figure une représentation très schématique de la Péninsule, que nous pouvons difficilement qualifier de carte.

Qu’est-ce que nous pouvons savoir des Catalans des temps carolingiens en regardant les cartes qui reproduisent les terres où ils ont habité ? Pouvons-nous y trouver des informations sur l’économie, sur le type de maisons qu’ils avaient, sur leurs relations ?

Avec les cartes de la collection Atles dels Comtats de la Catalunya Carolíngia, de Jordi Bolòs et Víctor Hurtado, édités par Rafel Català Dalmau, on peut savoir beaucoup de choses des Catalans d’il y a mille ans ; beaucoup de choses que ces cartographes, historiens et archéologues ont été capables d’extraire des milliers de documents édités dans le projet de la Catalunya Carolíngia, et d’extraire aussi de leur connaissance personnelle de la géographie physique et humaine de notre pays. Les cartes de la collection nous parlent de l’histoire politique, toponymique, économique, sociale, administrative, culturelle et religieuse de la Catalogne des IX et X siècles.

Dans la collection, les cartes consacrées à représenter les activités économiques sont spécialement importantes. Même s’il est très difficile d’évaluer l’importance de chacune des activités productives et commerciales qui, d’une façon ou d’une autre, affleurent dans la documentation de l’époque —et plus difficile encore les représenter cartographiquement—, J. Bolòs et V. Hurtado le tentent et s’en tirent fort bien. Ils représentent, dans la mesure du possible, tout ce qu’ils trouvent dans les documents sur les bois, les pâturages, l’élevage, la pêche, les terres cultivées, les arbres fruitiers, les zones d’irrigation, les puits, les plantes industrielles, les moulins, les fours, les pressoirs, les forges, les marchés, les voies, les ponts, les ports, etc. Leurs cartes sont pleines de ces indicateurs d’activité, mais on y trouve aussi des friches et des terres vierges : bois, pâturages, maquis, herbages et rocailles. Il est impossible de le quantifier, mais l’espace non cultivé n’aurait-il pas été majoritaire ou omniprésent à cette époque ? En ce cas son existence comme terre déserte —et, donc, publique— pourrait être aussi un facteur clé pour expliquer beaucoup d’éléments de l’histoire sociale et politique de la période. Ceci est un des grands apports du travail de J. Bolòs et V. Hurtado : il permet d’imaginer en regardant. Il aide à repenser le passé. Les cartes économiques générales dans ces atlas se complètent avec un grand nombre d’études de cas, de cartes précises d’endroits, de territoires, de zones, de vallées et de régions, qui permettent d’approfondir aussi la connaissance cartographique de l’histoire vécue par les Catalans d’il y a mille ans.

La cartographie et l’archéologie sont-ils les deux faces d’une même pièce ? Une discipline peut-elle aider l’autre ?

Évidemment, les archéologues sont un peu cartographes, et les cartographes, un peu archéologues (ou ils devraient l’être). Les uns et les autres doivent être capables —et J. Bolòs et V. Hurtado le sont— de regarder le paysage, et, en le regardant, de lire sur le terrain les témoins du passé. Une lecture que ceux qui ne sommes pas cartographes et archéologues ne sommes pas capables de faire. Jordi Bolòs, spécialement, est un archéologue réputé du paysage, avec un énorme bagage de publications dans ce domaine et une présence remarquable dans les congrès spécialisés sur ce sujet. Sans doute, aujourd’hui, est-il le meilleur connaisseur du paysage de la Catalogne à l’époque carolingienne.