Le rôle des femmes dans le haut Moyen Âge est une des questions les plus surprenantes de cette période. Bien que l’histoire qui a été écrite jusqu’à ce jour ait ignoré ce fait, la documentation de l’époque démontre qu’elles participaient de façon active à la vie économique et que, souvent, elles ont été au cœur du pouvoir. C’est le cas d’Emma de la maison de Barcelone, la première abbesse de Catalogne. Sa contribution à la constitution du territoire catalan comme nation, au IXᵉ siècle, pendant l’Empire carolingien, est incontesté.

Une façon magnifique d’approcher sa personne et l’époque où elle a vécu est le livre Emma de Barcelona, de Maria Pau Trayner Vilanova et Joana Ripollès-Ponsi. Quand elles l’ont écrit, il y a vingt et un ans, il n’y avait aucune œuvre consacrée à cette figure capitale dans l’histoire du pays. Réédité en 2008, CATCAR retrouve aujourd’hui ce récit, à mi-chemin de la fiction et de l’histoire. À travers ces fragments et l’intervention des auteures, nous découvrirons une femme qui est restée dans l’ombre de son père, Guifred le Velu.

 

L’origine du livre

Ara crec, com llavors, que de mi ha quedat una obra important, sòlida, ben quallada i coneguda pels anys venidors. […] D’aquest passat, només jo n’he quedat oblidada. Solament em coneix qui té com a delit escarbotar les piles d’anys d’història enterrada entre els lligalls dels arxius i els volums de les biblioteques, però al gros de qui habita avui el país que la meva nissaga va configurar durant segles, i que jo també vaig contribuir a formar, a aquesta gent no els ha arribat ni un borrall del meu record. Per a ells no he existit.

[Je crois aujourd’hui, comme alors, que de moi a survécu une œuvre importante, solide, bien assise et connue des années futures. (…) De ce passé, seule je suis restée oubliée. Seul me connaît celui qui trouve plaisir à creuser dans les monceaux d’années d’histoire enterrée parmi les liasses des archives et les volumes des bibliothèques, mais à la plupart de ceux qui habitent aujourd’hui le pays auquel ma famille a donné forme pendant des siècles, et que j’ai aussi contribué à former, à ces gens, pas une bribe n’est parvenue de mon souvenir. Pour eux je n’ai pas existé.]

C’est Emma qui parle, dans un récit à la première personne qui captive et émeut. Et elle a raison. Aujourd’hui il n’est pas facile de trouver des informations sur sa vie.

Joana : Dans les livres de vulgarisation historique, Emma n’apparaît pas. Nous l’avons découverte par hasard.

Maria Pau : La rage, c’est moi qui je l’ai eue. Je suis escolàpia, c’est a dire Fille de Marie des écoles pieuses. Chaque année nous faisons une excursion. Une année nous sommes allés à Sant Joan de les Abadesses pour voir le monastère. Au cloître, j’ai découvert un très grand écriteau avec la carte des villages fondés par l’abbesse. Je suis anthropologue et, bien sûr, quand tu vois cela, tu te dis : « Cette femme a fait tous ces villages ? Depuis le Conflent jusqu’à la Roca del Vallès ? » Je suis allée demander au monastère s’ils avaient un livre sur Emma qui explique cela. On m’a regardée d’un air très bizarre et on m’a dit : « Il n’y a rien d’écrit sur Emma. » Je ne pouvais pas le croire. J’ai décidé de chercher des informations sur sa vie, et je l’ai dit au groupe avec qui j’étais allée en excursion, parmi eux se trouvait Joana, du Col·lectiu de Dones en l’Església per la paritat, qui m’a dit aussitôt que l’époque médiévale l’enthousiasmait.

Joana : Alors nous nous sommes lancées. Nous avons pris la voiture et nous avons parcouru tous les endroits où avait été Emma. Dans beaucoup de villages on n’avait même pas idée de qui en avait été la fondatrice.

Maria Pau : Nous nous sommes consacrées à rechercher l’histoire des femmes de l’époque et des pouvoirs qu’elles avaient en Catalogne.

 

 

Emma, une femme aux idées claires

Vaig ser emprenedora, hàbil, tenaç, especulativa, coratjosa, i per sobre de tot una dona piadosa.

[J’ai été entrepreneure, habile, tenace, visionnaire, courageuse, et, par dessus tout, une femme pieuse.]

 Joana : Elle est née marquée par son origine : elle était la fille du premier comte de Barcelone. Et elle s’est consacrée avec dévotion à la vie religieuse. On l’a conduite au monastère à l’âge de cinq ans. Elle a appris tout ce qu’il fallait pour être une bonne abbesse et elle a gouverné le monastère avec une grande sagesse. Elle savait très bien ce que se faisait et ce qui lui convenait. Elle avait des conseillers, mais elle avait aussi le pouvoir de décider. Devant un doute de type moral, il me semble qu’elle aurait fait passer l’intérêt du pouvoir avant la morale.

Maria Pau : Elle a dirigé la repeuplement de la Catalogne centrale, elle a créé des paroisses et elle a protégé le peuple qui a commencé à s’y installer. Tout compte fait, elle a posé les bases de la Catalogne d’aujourd’hui.

 

La naissance de Catalogne comme nation

Em sento joiosa d’haver contribuït al fet que la nostra muntanya fos germen de la mentalitat del nostre país, de com ens prenem la vida.

Durant molts anys, empesos pels flagells de la guerra o de la fam, la gent havia recorregut tots els camins buscant sobreviure. Poques persones i cases hi havia establertes en un lloc fix que amb el temps se’l poguessin estimar. Ara ja era possible bastir fonaments no tan precaris perquè s’iniciés l’apuntalament d’un nou i veritable poble, naixia un nou país, amb les seves virtuts i els seus defectes.

[…] vam ser l’inici d’un país amb molta riquesa cultural, fortalesa i renovada tenacitat, amb una gent que estimava la terra i que la va arrencar de l’esterilitat produïda per les lluites entre nosaltres i l’enemic, fos aquest de la naturalesa que fos: un invasor, un opressor o bé una mala anyada, una rauxada infeliç o qualsevol altra adversitat. En aquells anys tingué també una gran importància la consagració de les parròquies pel destacat paper que l’Església jugava en tots els aspectes de la vida de l’època i especialment en la d’un país que naixia després d’un profund desgavell i es batia per cohesionar-se i afermar els fonaments que necessitava.

[Je me sens heureuse d’avoir contribué à ce que notre montagne soit à l’origine de la mentalité de notre pays, de la manière dont nous nous abordons la vie.]

[Pendant beaucoup d’années, poussés par l’aiguillon de la guerre ou de la faim, les gens avaient parcouru tous les chemins en cherchant à survivre. Peu de personnes et de maisons étaient établies dans un endroit fixe qu’ils auraient pu apprendre à aimer avec le temps. Aujourd’hui il était déjà possible de bâtir des fondations moins précaires afin que soit établi un nouveau et véritable village, alors naissait un nouveau pays, avec ses vertus et ses défauts.]

[(…) nous avons été à l’origine d’un pays d’une grande richesse culturelle, d’une force et d’une ténacité renouvelées, avec des gens qui aimaient la terre et qui l’ont arrachée à la stérilité née de nos luttes avec l’ennemi, quelle que fût sa nature : un envahisseur, un oppresseur ou bien une mauvaise année, une série de malchances ou toute autre adversité. En ces années eut aussi une grande importance la consécration des paroisses en raison du rôle particulier que l’Église jouait dans tous les aspects de la vie de l’époque et spécialement dans celle d’un pays qui naissait après un profond désordre et qui se battait pour s’unir et raffermir ses nécessaires fondations.]

Joana : Un pays qui pensait déjà à se rendre indépendant des Francs…, entreprise qui échoua.

[(…) quan jo era encara una criatura, va haver-hi un temps en què es va comprometre el meu nom per protegir el nucli de persones que volien que els comtats catalans s’independitzessin de la tutela franca i es reconstruís tot seguit una província eclesiàstica pròpia, separada de la Narbonesa en la qual havia estat inserit el nostre país a partir de l’any 814.]

[(…) quand j’étais encore une enfant, il y eut un temps où mon nom fut avancé pour protéger le noyau de personnes qui voulaient que les comtés catalans se rendent indépendants de la tutelle franque et que fût reconstruite tout de suite une province ecclésiastique propre, séparée de la Narbonnaise dans laquelle avait été inséré notre pays à partir de 814.]

 

La femme, à la destinée écrite

Les dones, de grat o per força, es movien segons se’ls assignava en el joc de les conveniències familiars, i tant si eren princeses com pobres pastores, en la intimitat dels seus sentiments es planyeren durant segles amb paraules i cants semblants a aquests per expressar la passió amorosa que havien d’ofegar al dedins del seu si:

 No puc dormir soleta, no.
Què em faré llassa [desgraciada]
si no em passa?
Tant em turmenta l’amor!
Ai, amic, mon dolç amic!,
us he somiat aquesta nit.
He somiat aquesta nit
que us tenia al meu llit.
Ai, amat, mon dolç amat!,
anit us he somiat!

També hi havia algunes joves que, amb un desig del diferent tipus de vida del que es duia al monestir i amb l’íntima aspiració de matrimoni (ja que la dona soltera ni tan sols tenia estatus jurídic), veien passar els anys de la joventut entre un profund rosec i un soterrat anhel i per fi el desengany i la inevitable renúncia del món feta a contracor. N’hi havia que pensaven que la qüestió era sortir-ne fos com fos: «Val més casar-se que cremar-se.» «Beneïda i casada, abans que monja ficada.»

[Les femmes, de gré ou de force, agissaient selon ce que leur assignait le jeu des appartenances familiales, tant si elles étaient princesses que pauvres bergères ; dans l’intimité de leur sentiments se plaignirent pendant des siècles avec des mots et des chants semblables à ceux-ci pour exprimer la passion amoureuse qu’elles devaient étouffer en leur sein :

Je ne peux pas dormir seule, non.
Que ne me ferai-je lasse [malheureuse]
si cela ne me passe?
Tant me tourmente l’amour !
Hélas, ami, mon doux ami !,
j’ai rêvé de vous cette nuit.
J’ai rêvé cette nuit
que je vous avais dans mon lit.
Hélas, aimé, mon doux aimé !,
Cette nuit j’ai rêvé de vous !

Il y avait aussi quelques jeunes filles que, avec le souhait d’un genre de vie différent de celui du monastère et avec l’intime aspiration au mariage (puisque la femme célibataire n’avait même pas de statut juridique), voyaient passer leurs années de jeunesse entre un profond ressentiment et un espoir caché et enfin la désillusion et l’inévitable renoncement au monde fait à contre-cœur. En y avait qui pensaient que la question était d’en sortir par n’importe quel moyen : « Mieux vaut se marier que de brûler. » « Bénie et mariée, plutôt que religieuse enfermée. »]

 

La vulnérabilité des femmes de l’époque

La comunitat de les benetes era formada per un grupet de filles d’altres famílies comtals del país dutes al monestir, d’una banda, perquè de moment aquelles noies tinguessin, ni que fos provisionalment, un alberg en lloc segur i arrecerat per tal de mantenir ben guardada la seva innocència en cofre de pedra, també perquè no caiguessin en les temptacions del món i, per últim, encara més per protegir-les de les possibles escomeses que les dones sofrien amb espantosa freqüència en l’època feudal contra la seva dignitat. Aquestes accions no es limitaven als abusos enfront de les pobres pageses, pastores i serventes, sinó que abastaven també les mateixes parentes del senyor dins mateix del castell. Per això, pares, germans o qui fossin els custodis de la integritat de les donzelles, no estaven tranquils ni amb baldes ni forrellats passats a les seves cambres, ni reduint-los l’espai a les torres més altes, on aïllades filaven, teixien i brodaven o miraven des del lluny els camins del món abocades a la finestra.

[La communauté des moniales était formée par un petit groupe de filles d’autres familles comtales du pays placées au monastère, d’une part, afin que pour l’instant ces filles aient, même provisoirement, un hébergement en un lieu sûr et fermé afin de conserver leur innocence bien gardée en un coffre de pierre, d’autre part pour qu’elles ne tombent pas dans les tentations du monde et, enfin, plus encore pour les protéger des possibles assauts contre leur dignité que les femmes subissaient avec une effrayante fréquence à l’époque médiévale. Ces actions ne se limitaient pas aux abus envers les pauvres paysannes, bergères et servantes, mais affectaient aussi les propres parentes du seigneur dans le château lui-même. Pour cette raison les pères, les frères et tous les gardiens de l’intégrité des jeunes-filles, n’étaient rassurés ni par les barres et verrous mis à leurs chambres, ni en les confinant aux tours les plus hautes, où, isolées, elles filaient, tissaient et brodaient ou bien regardaient de loin les chemins du monde, accoudées à la fenêtre.]

Maria Pau : Un autre type de femmes vivant dans les monastères étaient les filles naturelles, illégitimes, des nobles de l’époque, qui ne pouvaient pas habiter les maisons de leurs géniteurs.

Joana : À cette époque de si forte mortalité, ce que l’on appréciait le plus chez la femme, était qu’elle puisse donner des fils. Dès qu’elle pouvait se tenir droite, elle avait à travailler ou à procréer.

Maria Pau : Pensons à la fin du monastère : le comte de Besalú a manœuvré à Rome, en qualifiant le monastère de bordel, au point que le Pape en ordonna la fermeture. Le livre contient cette bulle pontificale:

Doncs bé, tan sorpresos per aquestes obscenes passions, a les quals es lliuraren aquelles amb l’honor i el lloc encoratjats per nosaltres i informats per les nostres lletres, us ordenem, per l’autoritat apostòlica, que les expulseu completament d’aquell lloc, com a abominables meretrius de Venus, les priveu absolutament de tot domini i en el seu lloc col·loqueu solemnement i per sempre, clergues que hauran de viure sota l’ordre canonical sota el nom i la protecció de Sant Pere, la nostra i la dels nostres avantpassats.

[Alors, si étonnés de ces obscènes passions auxquelles se livrèrent celles-ci, par l’honneur et la fonction encouragés par vous et informés par vos lettres, nous vous ordonnons, par l’autorité apostolique, que les expulsiez complètement de cet endroit, comme abominables prostituées de Vénus, que vous les priviez absolument de tout domaine et qu’à leur place vous établissiez, solennellement et pour toujours, des clercs qui devront habiter sous la règle canoniale sous le nom et la protection de saint Pierre, la nôtre et celle de nos prédécesseurs.]