Pendant la période carolingienne, le pouvoir en Catalogne était centré sur Barcelone, qui est passée du statut de petite ville à l’époque romaine à celui de l’une des plus importantes villes de la Méditerranée au Moyen Âge. Nous en avons parlé avec la professeure Julia Beltrán de Heredia à propos de son article « Topografia dels espais de poder a l’època carolíngia. El conjunt episcopal i la residència comtal » (Catalunya a l’època carolíngia. Art i cultura abans del romànic (segles IX i X). Barcelone : 1999, 100-106).
Vous dites dans son article :
«Aquest període de la història de la ciutat [alta edat mitjana] continua sent el menys treballat, el que ofereix més llacunes en la seva interpretació i aquell en el qual perduren més tòpics de la historiografia tradicional.»
« Cette période de l’histoire de la ville [le haut Moyen Âge] reste la moins étudiée, celle qui offre le plus de difficultés dans son interprétation et celle où persistent la plupart des clichés de l’historiographie traditionnelle. »
Quels sont les principaux clichés sur le haut Moyen Âge qu’il convient de combattre ?
Le haut Moyen Âge, en particulier les IXᵉ et Xᵉ siècles, est largement méconnu de l’archéologie. Cette période a toujours été présentée comme mystérieuse, féroce, brutale et violente. Comparé aux périodes précédentes, le Moyen Âge avait une image de décadence, une image qui a été grandement renforcée pendant le siècle des Lumières. Le haut Moyen Âge a ces connotations. Il s’agit de l’aborder par la comparaison des sources. À Barcelone, en outre, il est difficile de reconnaître cette période sur le plan archéologique. Les structures qui ont survécu sont faibles et la dynamique urbaine les a détériorées ; les structures des XIIᵉ-XIIIᵉ siècles sont plus puissantes et sont encore intactes.
Pendant la période carolingienne, les structures wisigothiques étaient encore très présentes, une période très sousestimée, bien qu’elle soit extrêmement importante. Ce que nous avons des IXᵉ et Xᵉ siècles sont des structures fragmentaires qui parlent d’habitations simples, avec des sols en terre ou en chaux et des foyers au sol. Nous devons imaginer de petits espaces domestiques, avec une ou deux pièces, où l’on gardait probablement aussi les animaux, avec des silos et des espaces de stockage. Pour l’instant, nous n’avons aucune donnée sur de grands bâtiments urbains, à l’exception du centre du pouvoir, qui était très bien défini.
Le palais royal que nous voyons aujourd’hui sur la Plaça del Rei date du XIVᵉ siècle. Cependant, c’est ici que se trouvait la résidence des comtes carolingiens à l’époque de Louis le Pieux. Comment pouvons-nous l’imaginer ?
La documentation que nous avons ne montre aucune grande destruction, aucun incendie. Les Carolingiens ont profité des structures qui existaient déjà. Le palais des comtes carolingiens est le palais du comtee wisigoth, agrandi. Il avait un plan en U, avec une cour intérieure donnant sur la muraille. Les Carolingiens ont occupé ce palais après le départ du gouverneur (le wali) de l’époque islamique. Ils s’y installèrent et l’agrandirent vers la zone de la Plaça del Rei, créant ainsi un bâtiment plus carré. Des parties importantes en sont encore conservées, comme la porte du palais carolingien, qui se trouvait à l’endroit où se trouve aujourd’hui la porte d’entrée du Tinell, et qui est conservée sous les escaliers qui donnent sur la Plaça del Rei, et que l’on peut voir de l’intérieur. Le palais avait probablement une chapelle annexe, soit dans le quartier de la Plaça del Rei, soit à l’emplacement de l’actuel musée Marès, on ne sait. Il faut l’imaginer comme une petite structure palatiale, dont le témoignage est un bloc taillé avec la peinture d’un personnage portant une auréole, qui pourrait provenir de cette chapelle. Le Tinell est un palais de palais : il a été la résidence des souverains wisigoths, carolingiens et féodaux… et a continué à accueilir des rois.
À un autre moment de votre article, vous parlez de la coexistence entre le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil.
«La topografia urbana del quadrant nord-est de l’antiga Bàrcino ha posat en relleu un testimoni excepcional. En aquesta zona, a partir del segle IV, s’ubicarà el conjunt episcopal —espai del poder a la ciutat de l’antiguitat tardana— i, a partir del segle vi, hi conviuran el poder eclesiàstic i el poder civil, representat per la figura del comte.»
« La topographie urbaine du quadrant nord-est de l’ancienne Barcino est un témoignage exceptionnel. Dans cette zone, à partir du IVᵉ siècle, se trouvait le complexe épiscopal — l’espace de pouvoir de la ville dans l’Antiquité tardive — et à partir du VIᵉ siècle, y cohabitaient le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil, représenté par la figure du comte. »
Que pouvons-nous savoir, à travers la topographie urbaine, sur cette coexistence ?
Ce sont deux puissances qui vont de pair et concluent des accords, mais c’est aussi une période de nombreux conflits. Les palais sont à couteaux tirés ; en réalité, certains documents disent qu’on se lançait des pierres de l’un à l’autre. Le comte commence à avoir un rôle territorial et juridictionnel plus important et accroît son pouvoir, au détriment du rôle de l’évêque. À l’époque wisigothique, il s’agit de deux pouvoirs parallèles, mais à l’époque carolingienne, la situation commence à se déséquilibrer et le comte gagne du terrain. En ce qui concerne la répartition de la ville, le comte s’est intéressé à la zone de l’actuelle Plaça del Rei, au musée d’histoire de Barcelone et au musée Marès, tandis que l’évêque s’est intéressé à l’espace situé à l’ouest de la cathédrale, où il a fait construire un nouveau palais, celui que nous pouvons voir aujourd’hui, et a vendu certaines de ses propriétés au comte.
Au IXᵉ siècle, l’évêque Frodoí entreprit la tâche intense de reconstruire le siège épiscopal. Que savons-nous de cette réforme ?
Il existe peu de documentation et pratiquement pas d’archéologie, la cathédrale n’a pas été fouillée. Je crois que Frodoí n’a pas construit une nouvelle cathédrale : les quelques documents dont nous disposons parlent d’une réparation ou d’une restauration de la cathédrale. Je pense qu’il a réparé celle qui existait (la cathédrale wisigothique), qui devait être très puissante. Ce que Frodoí a fait, c’est une grande campagne pour trouver les reliques de sainte Eulalie à Santa Maria del Mar et il les a apportées à la cathédrale. L’époque carolingienne est le moment de la création de nombreuses cryptes et Frodoí en crée une dans la cathédrale pour y placer les reliques de sainte Eulalie.
Charlemagne avait la volonté d’unifier la liturgie, il y avait donc bien une volonté de transformation.
Oui, c’est vrai. Et je pense que c’est la raison de la démolition de l’église cruciforme de la Plaça del Rei. Il s’agissait d’un bâtiment de la période wisigothique, à partir duquel le palais carolingien avait été étendu. On voulait imposer la liturgie romaine à partir de Narbonne. Et on fait des opérations comme celle-ci et la construction de la crypte dont nous avons parlé. Mais nous ne voyons aucune autre destruction, ce n’est pas une destruction brutale.
Une autre partie de la ville intéressante pour étudier cette période est celle où se trouve aujourd’hui l’église gothique de Santa Maria del Mar. Comment était ce secteur à l’époque carolingienne ?
Nous savons qu’il y avait une église dans cette zone, mais elle n’était pas située à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’église gothique. On la situe dans la zone du Fossar de les Moreres, et il semble qu’il s’agissait d’une petite église. La tradition y place les restes de sainte Eulalie, qui ont également fait l’objet de débats. Il a été suggéré que sainte Eulalie de Barcelone pourrait avoir été un doublon de sainte Eulalia de Merida, la sainte par excellence de l’Antiquité, mais il pourrait aussi y avoir eu une sainte Eulalie de Barcelone. Aujourd’hui, les restes de la sainte sont conservés dans la crypte de la cathédrale et vous pouvez voir la plaque que Frodoí y a placée au IXᵉ siècle, sur laquelle il raconte la découverte, dit-il, du corps de sainte Eulalie. Cela montre la dévotion à cette sainte à cette époque. En fait, je suis sûre qu’il y avait des reliques à cet endroit, même si l’identité des vestiges fait débat. Toute cette zone de la ville était organisée comme une grande nécropole, et plus on se rapproche de Santa Maria del Mar, plus la concentration de tombes augmente : cela montre qu’il y avait un point d’attraction, un endroit où les gens voulaient être enterrés, un lieu avec des reliques vénérées.
Et que peut nous apprendre l’archéologie sur la vie quotidienne à l’époque carolingienne à Barcelone ?
Barcelone est une ville vivante et dynamique. Ce n’est pas comme fouiller une villa romaine en pleine campagne, abandonnée à une certaine époque et où il y a peu de stratigraphie archéologique entre la période romaine et les champs actuels. Dans les zones urbaines comme Barcelone, où les constructions se sont chevauchées, l’archéologie est beaucoup plus difficile. Dans tous les endroits où nous faisons des fouilles, nous devrions trouver les niveaux carolingiens, mais c’est compliqué. Il faut penser qu’entre l’actuelle Plaça del Rei et le niveau du Iᵉ siècle, il y a cinq mètres de fondations qui relatent différentes étapes. Ce qui indique le plus clairement la période carolingienne est la poterie, qui a été trouvée partout dans la ville. Il s’agit d’une poterie très caractéristique, très différente de la poterie wisigothique et de celle des XIᵉ-XIIIᵉ siècles. Elle était fabriquée dans les ateliers de Barcelone, mais sa forme et sa technique sont franques : elle est très bien travaillée, dans des tons gris, bruns et terre de sienne, et avec un polissage très brillant. La pièce la plus importante était la cruche, et elle devait se trouver dans toutes les maisons. Mais pas dans les maisons riches. Les comtes et les plus riches devaient avoir une vaisselle de métal, recyclée par la suite et qui n’est pas parvenue jusqu’à nous.
Dans votre article, vous parlez du processus qu’a connu Barcelone, appelé sur le chemin de la capitalité, et vous le situez entre le IVᵉ et le Xᵉ siècle. Quels ont été les facteurs les plus importants dans ce processus et comment se sont-ils traduits dans la physionomie de la ville ?
Il s’agit d’une période longue et complexe, qui a commencé lorsque les Wisigoths se sont installés dans la ville et en font établi une caîtake royale ; ils y sont restés pendant quarante-deux ans, ce qui explique l’importance du VIᵉ siècle. Lorsque les Wisigoths sont partis, il est resté une sorte d’état de pouvoir qui se manifeste aux siècles suivants. À l’époque carolingienne, cette situation s’est renforcée. Barcelone est passée du statut de petite ville de riches à l’époque romaine à celui de l’une des villes les plus importantes de la Méditerranée. Les Carolingiens la consolident comme centre de pouvoir civil et religieux et la tournent vers l’Europe.