Alkuin Bibel, Staatsbibliothek Bamberg, Msc. Bibl. 1, f. 2r

 

À la cour de Charlemagne il y avait des gens qui rédigeaient des documents, des clercs qui copiaient des codex, des enfants qui apprenaient à lire. Mais, avec quel type de lettre écrivait-on aux VIII et IX siècles ?

Au temps de l’Empire Romain, au IV siècle, a été créé une écriture minuscule qui s’est diffusé dans des espaces différents, dans l’espace de l’Europe actuelle. Dans des endroits distincts l’écriture a pris des caractéristiques diverses, que les experts ensuite ont pu classer et dénommer : dans la péninsule Ibérique, l’écriture wisigothique ; au sud de la péninsule Italique, la bénéventine, et au nord la lombarde ; tandis qu’au centre de l’Europe on a affaire à l’écriture mérovingienne.

Au VIII siècle cette diversité dans l’écriture a subi un changement et l’on a cherché une vraie unité graphique. La diffusion de ce type d’écriture peut être considérée l’expression graphique de la culture romano-chrétienne, représentée par l’Empire carolingien. Cette écriture est connue sous le nom de minuscule caroline. Malgré son nom, les experts écartent une influence directe de Charlemagne dans sa création et ils doutent même que l’empereur l’ait diffusée.

Il s’agit d’une écriture minuscule ronde, simple, dotée d’un équilibre harmonieux entre le corps des lettres et les hastes supérieures ou hampes inférieures.  Certains de ces hampes reçoivent un trait horizontal, en contraste avec les hastes qui sont toujours droites et verticales. Il n’y a pratiquement pas de liason entre les lettres et on utilise très peu d’abréviations.

 


Pourquoi est apparue l’écriture carolingienne ?

Quelques chercheurs pensent que l’on a cherché une écriture claire, à cause des besoins croissants de communication et en particulier de mettre en contact les différentes régions d’un très large territoire, couvrant la plus grande partie de l’Europe. Aussi la consolidation des institutions scolaires a été décisive pour qu’en conséquence augmente l’usage social de l’écriture.

Les exigences de nature politique, administrative et idéologique de l’Empire et l’influence des intellectuels de la vour — tels que l’anglais Alcuin, l’Irlandais Dungal, le Goth Teodulf ou les Italiens Pierre de Pise, Paulin d’Aquilée ou Paul Diacre —, ont joué aussi un rôle très important.

Il faut aussi ne pas perdre de vue le besoin de codex liturgiques, attachés au procès d’unification de la liturgie selon les usages romains. L’Admonitio Generalis (« Exhortation Générale ») du 23 mars 789 exprime déjà l’exigence de fournir des transcriptions correctes des textes sacrés.

Dans ce contexte, les nouveaux centres de l’administration carolingienne ont été consolidés et mieux organisés, sous la direction de maîtres très capables, forts d’une soigneuse préparation graphique et grammaticale.

 

Les origines

Les origines de l’écriture caroline sont complexes, et on dispose de plusieurs hypothèses. On dit qu’elle est née dans les monastères français de Corbie et Luxeuil, avecla confection de codex avec d’une écriture beaucoup plus soignée que celle utilisée jusqu’alors, l’écriture mérovingienne.

Une autre théorie assure qu’elle est venue de Rome, où vers l’an 800 le codex du Liber Diurnus aurait été écrit en lettre caroline ; elle se serait diffusée depuis là.

D’autres chercheurs soutiennent qu’Alcuin, dans le domaine de l’école palatine d’Aix-la-Chapelle, a fait de son mieux pour déterminer la naissance de la minuscule caroline, à partir d’une évolution des anciennes écritures romaines, notamment celle dite semi-onciale.

En tout cas, il est assez clair que l’écriture caroline procède de l’évolution d’une écriture minuscule romaine où pèsent des éléments de l’écriture semi-onciale.

 

La production

On produisait donc des codes de nature diverse : liturgique, littéraire, scolastique, biblique … On rédigeait au même temps des documents qui étaient envoyés depuis la cour impériale aux centres périphériques, et aussi depuis les chancelleries comtales vers les administrés concernés. On rédigeait aussi des documents entre personnes privées, antécédents des documents notariés qui ont surgi au Sud d’Europe au XIII siècle.

Un des exemples majeurs qui manifestent ces débuts de l’unification par l’écriture est donné par la Bible dite d’Alcuin, exemplaire de l’Écriture conservé actuellement à la Zentralbibliothek de Zurich. Il s’agit d’un manuscrit confectionné pour Alcuin autour de l’an 800, probablement sur l’ordre de Charlemagne lui-méme. Sur la première page, correspondant aux premiers versets du livre de la Genèse, figurent quatre types de lettres :

 

Bible d’Alcuin, Zentralbibliothek Zurich. Imatge publié à F. Steffens, Lateinische Paläographie, Berlin-Lipsia, 1929, vol. I, tav. XLVII.

 

D’une part, la lettre capitale romaine (majuscule) pour indiquer le titre du livre : Incipit liber Geneseos (« Ainsi commence le livre de la Genèse… ») ; la lettre onciale pour les premiers mots du chapitre : In principio creavit Deus caelum et terram… (« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… ») ; la lettre semi-onciale pour les titres des vers : Dixit vero Deus congregentur aque… (« Dieu dit: “ Que les eaux se rassemblent… ” ») ; et la minuscule caroline pour le texte : Et factum est vespere et mane dies secundus (« Il y eut un soir et il y eut un matin : le deuxième jour… »).

Un autre exemple : un document du siècle XII écrit en latin, du comte Raimond-Bérenger III de Barcelone. L’écriture est la minuscule caroline, reservée aux documents, pas aussi régulière que celle des codex.

Document en parchemin daté le 13 février 1128, selon la datation des rois français (an 20 du roi Louis le Gros). « Raimond-Bérenger, comte de Barcelone et de la Cerdagne et marquis, accorde donner à Dieu et à l’église de Sant Joan et à l’abbé Berenguer et à ses successeurs le marché de la ville de Segúries (Sant Pau de Segúries) et qui le puissent célébrer le jour qu’ils veuillent de chaque semaine. Aussi, il fait donation des pasquers qu’il a à l’honneur de Sant Joan, au comté de la Cerdagne. Par sa partie accepte de l’abbé Berenguer deux mulets » (Arxiu de la Corona d’Aragó, Cancelleria, Ramon Berenguer III, n. 295).

 

 

Diffusion de la minuscule caroline

La minuscule caroline s’est répandue en France, l’Allemagne, l’Italie du nord et centrale et dans une partie de la péninsule Ibérique, assurément dans la Marque Hispanique. Elle s’est développée dans des centres ayant des scriptoria remarquables, comme Tours, et aussi dans les villes romaines gauloises les plus anciennes : Reims, Amiens, Metz et Lyon ; et dans des monastères tels que Corbie, déjà cité, Fleury et Cluny. Évidemment on écrivait en écriture caroline  à la cour d’Aix-la-Chapelle et à son école palatine, mais aussi à Trèves, Cologne, Mayence ou Ratisbonne, en même temps que dans le scriptorium monastique de Fulda. Il faut aussi ne pas oublier non plus le monastère suisse de Saint-Gall, l’école italienne de Verona, pas plus le monastère de Bobbio. Et, bien sûr, l’atelier monastique de Ripoll ou les scriptoria des comtes catalans. Les exemples italiens et les catalans, cependant, nous conduisent beaucoup plus loin que le VIII siècle, époque où nous plaçons la naissance de cette écriture, en vigueur jusqu’au milieu du XII siècle. À cette époque, une évolution vers de nouvelles formes graphiques s’esquissait déjà, et ces formes préfiguraient déjà celle qui, au XIII siècle, déviendrait la lettre gothique.

Il est très clair, donc, que l’écriture caroline a couvert la plus grande partie de l’Europe médiévale et sa diffusion allait de pair avec l’administration ; les comtés catalans, qui dépendaient politiquement et culturellement de l’Empire carolingien, l’ont adoptée tout de suite.

C’était ce qu’Armando Petrucci appelle « le langage scripturaire commun à toute l’Europe alphabétisée ».

 

Daniel Piñol
Universitat de Barcelona

 

 

Bibliograhie :

Arnall, M. Josepa. « La escritura carolina ». A : Riesco (ed.), Ángel. Introducción a la paleografía y la diplomática general. Madrid : Síntesis, 1999, p. 89-110.
Battelli, Giulio. Lezioni di paleografia. Città del Vaticano : Libreria Editrice Vaticana, 1999, p. 173-196.
Cencetti, Giorgio. Lineamenti della scrittura latina. Bologna : Pàtron Editore, 1997, p. 151-184.
Cherubini, Paolo; Pratesi, Alessandro. Paleografia latina: L’avventura gràfica del mondo occidentale. Città del Vaticano : Scuola Vaticana di Paleografia, Diplomatica e Archivistica, 2010, p. 357-419.
Petrucci, Armando. Breve storia della escrittura latina. Roma : Gabatto Libri, 1989, p. 106-118.