CATCAR explore une période clef de l’histoire européenne qui a préfiguré la construction de l’actuelle Union Européenne : le monde carolingien. La documentation concernant ces comtés jusqu’à l’an 1000 a été publiée dans la collection Catalunya Carolíngia (Barcelone, Institut d’Estudis Catalans, 1926-2020), en huit tomes. Il s’agit d’un total de dix-huit volumes qui réunissent plus de six mille documents du domaine du droit public et, surtout, du droit privé (testaments, ventes, donations ou échanges), qui permettent de connaître l’évolution de la société et de l’économie de l’époque. Gaspar Feliu, membre de l’IEC, est actuellement le directeur du projet, conjointement avec Josep Maria Salrach i Marés.
Monsieur Feliu, vous êtes actuellement le directeur du programme de recherche de la Catalunya Carolíngia, en collaboration avec Monsieur Josep Maria Salrach i Marés. Où en est le projet ? Le volume VIII, correspondant aux comtés d’Urgell, de Cerdagne et de Berga, sera-t-il publié prochainement ?
Le volume VIII, qui mettra un point d’orgue à la proposition initiale de Ramon d’Abadal, est sur le point d’être publié et nous espérions qu’il paraisse cet automne. Pour l’instant, il est impossible de vous le dire avec certitude, mais si cela n’était pas possible à la fin de l’année, ce serait pour le début de l’année prochaine. Deux volumes resteront en attente : d’une part le volume IX, avec les annexes, l’épigraphie et les corrections, et d’autre part la seconde partie du volume I, avec l’introduction générale de l’œuvre. Nous travaillons sur les deux.
Le projet a vu le jour lorsque Ramon d’Abadal a commencé à collecter des documents à Paris en 1911 afin d’étudier les origines législatives et documentaires de la domination des rois francs en Catalogne, pourtant, il a finalement opté pour la publication de l’ensemble des documents datant d’avant l’an mil. Qu’est-ce qui l’a amené à prendre cette décision ?
Abadal n’a laissé aucune trace d’une quelconque réponse à cette question et quant à sa décision de changer, je suppose qu’il s’est rendu compte de la richesse des documents au-delà des aspects législatifs et politiques. De toute façon, il n’aurait pas pu trouver la documentation qui l’intéressait sans avoir vu et lu le reste des documents, de sorte qu’une partie du travail avait déjà été effectuée.
Quel rôle l’Institut d’Estudis Catalans a-t-il joué au début du projet ?
La Secció Històrico-Arqueològica — et l’Assemblée de l’Institut d’Estudis Catalans, à la demande de cette section — ont accepté la proposition de Ramon d’Abadal et se sont engagés à éditer l’œuvre.
L’année prochaine, l’œuvre aura cent ans. Ce retard a été le résultat de nombreuses circonstances (notamment politiques). La dictature de Primo de Rivera, la guerre civile et la dictature de Franco se sont succédées et ont eu des conséquences désastreuses pour cette œuvre. Lesquelles ? Et pourquoi l’ont-ils prise pour cible ?
Pour commencer, il faut savoir que la dictature de Primo de Rivera, guidée par son anti-catalanisme dès ses origines, a obligé à fondre les plaques des pages qui étaient prêtes à l’impression, ce qui a représenté un premier coup d’arrêt pour l’œuvre. Le deuxième bouleversement a été la conséquence de la réponse révolutionnaire au soulèvement militaire, en détruisant notamment les manuscrits remis à l’imprimerie, et le saccage du domicile de d’Abadal et des matériaux qui s’y trouvaient. Après la fin de la guerre, d’Abadal a dans un premier temps dû œuvrer à la récupération de son patrimoine, mais le problème essentiel était la clandestinité et le manque de ressources de l’Institut, dérivés du même argument de base : l’anti-catalanisme le plus viscéral.
Quels ont-été les autres obstacles à surmonter pour la réalisation de cette œuvre ? La grande quantité de documents ? Les faux ?
De toute évidence, la grande quantité de documents et la dispersion de ces derniers ont été des facteurs non négligeables de retard : vous ne pouvez pas commencer à travailler sur un volume tant que vous n’êtes pas sûr à 100% que vous avez tous les documents en votre possession, et pourtant des documents continuent à être découverts. Il existe ainsi des documents qui seront publiés dans un volume en annexe. Les faux proviennent d’un problème plutôt technique, comme par exemple, la difficulté de lire certains documents ou d’identifier des lieux ou des personnages ; de déterminer avec exactitude si ces documents sont des originaux ou des copies, ou d’attribuer une date à ceux qui en sont dépourvus… Heureusement, les éditeurs des divers volumes ont été des personnes hautement qualifiées, et les questions les plus épineuses ont toujours été discutées en équipe.
Une fois que la documentation d’un volume a été collectée et analysée pour éviter les documents faux, quelle est la méthode de travail que vous appliquez à la recherche ?
Il faut toujours commencer par transcrire les documents et les dater ; ensuite vous devez vous occuper de l’apparat critique et de l’analyse ; l’analyse des documents publiés ou en attente de publication dans d’autres volumes est fournie, mais il faut qu’elle fasse référence au volume en préparation, et enfin les documents sont classés chronologiquement et l’index onomastique et toponymique est élaboré. Tout le travail est examiné par plusieurs personnes et révisé par les responsables du projet. Toutefois, avant cela, nous faisons des réunions individualisées très régulièrement, et deux fois par an avec toute l’équipe, afin de résoudre les problèmes ou d’établir des normes communes.
Quelles sont les informations les plus précieuses contenues dans les documents ?
La majeure partie de la documentation se trouve être d’ordre privée : achats, dons, testaments, prêts… Il existe également de nombreux documents d’origine ecclésiastique, en particulier des consécrations et des dotations d’églises, et de nombreux documents juridiques. Quand elle est réunie, cette documentation permet de prendre connaissance des différents aspects de la Catalogne qui vont de la formation et l’extension des comtés, jusqu’à l’occupation et la mise en culture des terres, en passant par les magnats (comtes, évêques…) et leurs familles, l’organisation politique, ecclésiastique, et familiale, le rôle des femmes, le système de succession, les terres cultivées, les relations entre propriétaires et cultivateurs, les outils, la transformation des aliments, le commerce, la monnaie, les mesures, l’habitat, l’art… Ce sont cependant des informations ponctuelles qu’il appartient aux historiens d’analyser et d’interpréter.
Et sont-ils en bon état ?
Étant donné que ces documents ont plus de mille ans, nous ne pouvons pas nous plaindre de l’état de ces parchemins ; évidemment il y a un peu de tout : certains ont été très bien conservés mais malheureusement d’autres n’ont pas eu la même chance, une partie du texte ayant disparu. Ce qui est dommage, c’est le nombre de documents perdus au cours de ces mille ans, mais ce qui me désole le plus, ce sont les disparitions de documents des deux derniers siècles à cause du désamortissement, des guerres et des révoltes. Plusieurs documents ne sont connus qu’à partir d’exemplaires de cartulaires ou de copies réalisées par des érudits, en particulier au XVIIe siècle. Et il y en a d’autres que nous ne connaissons qu’à travers des résumés rédigés par certains archivistes ou historiens.
Dans un de vos articles sur Ramon d’Abadal (Butlletí de la Societat Catalana d’Estudis Històrics, 2011), vous déclarez que « le véritable travail d’un historien ne se limite pas à la collecte de données de façon mécanique, mais plutôt dans la manière dont on extrait leur vie de façon intelligente tout en les interprétant, et c’est pourquoi un manque d’information peut souvent conduire à la formulation d’hypothèses. » Pouvez-vous me parler de ces quelques hypothèses importantes qui ont émergé après des années de recherches de la Catalunya carolíngia ?
Chaque œuvre d’historien – et chaque science – a toujours une part qui relève de l’hypothétique ; par conséquent, les explications se succèdent les unes après les autres, ce qui ne veut pas dire que le travail effectué précédemment ne soit pas important ; au contraire, sans cela, il n’y aurait aucune nouvelle explication possible. Je me limiterai à un seul exemple parmi plusieurs méritants d’être cités : celle des hypothèses qui animent toujours autant les débats sur l’ascendance de Guifred le Velu, et par conséquent, sur les origines de la maison comtale de Barcelone. Ainsi, l’ensemble de toute la documentation catalane qui est la finalité de la Catalunya Carolíngia facilite grandement la tâche des historiens et, par conséquent, l’émission de nouvelles hypothèses.
La Catalogne est-elle née dans le territoire frontalier dominé par les Francs ? À quelle date ?
Les villes et les nations ne naissent pas comme les êtres vivants; c’est un concept qui, dans le cas des nations, peut à tout moment se matérialiser en organisation politique ou disparaître. Il serait peut-être plus intéressant de comparer la genèse d’une nation à la géologie qui, bien qu’apparemment immobile, serait en mouvement constant. Comme en géologie où un certain nombre de facteurs modifient le paysage, les nations se structurent et déstructurent de la même manière par l’intermédiaire conjugué de plusieurs facteurs.
Ceci étant, et en simplifiant largement, il existe deux processus historiques plus ou moins parallèles et indépendants : la formation du peuple catalan, le sentiment d’appartenance à une communauté caractérisée par une langue, des coutumes et un droit — ce qui est très difficile à suivre —, et l’organisation politique indépendante, qui l’est aussi, mais pas autant. Au début de la domination des Francs et plus ou moins jusqu’à l’an mil, le peuple de la Catalogne — ou, du moins, ses groupes dominants — avaient pour patrie la Gothie, ou Septimanie, et les nouveaux territoires arrachés aux musulmans. La marche vers l’indépendance, comme l’explique d’Abadal, a un de ses premiers facteurs dans la perte par le pouvoir franc de la possibilité de nommer les comtes, c’est-à-dire l’émergence des dynasties héréditaires des comtes ; un deuxième facteur, cette fois-ci décisif, a été l’incapacité de la monarchie franque à aider le comte de Barcelone (qui était également le comte de Gérone et d’Osona) après l’attaque d’Almansor en 985. À partir de ce moment-là, du fait du changement de dynastie monarchique en France, les comtes catalans agiront indépendamment : disparaissent même les préceptes royaux en faveur des églises, des monastères ou des magnats. Pourtant la Catalogne n’existe pas encore, elle se formera tout au long des XIe et XIIe siècles avec l’unification des divers comtés sous l’égide du comte de Barcelone et comme territoire différencié par rapport à l’Aragon à partir de l’union. Personnellement, je pense que nous pouvons parler avec assurance des Catalans et de Catalogne à partir du milieu du XIIe siècle.
Quelles relations les premiers Catalans entretenaient-ils avec les musulmans et les Francs ?
Tout d’abord, politiques (pacifiques ou violentes), commerciales, culturelles… La Catalogne a toujours été un lieu de passage et une marche, où les personnes et les biens circulent mais aussi des idées et des techniques, qui peuvent y être adoptées ou transformées.
Toutes ces informations figurent-elles dans les documents de la Catalunya Carolíngia ?
La plupart, oui. Il y aussi d’autres informations provenant de chroniques franques et de notices disséminées par des auteurs musulmans. En revanche, je considère qu’il vaut mieux faire abstraction de la Gesta Comitum Barchinonensium, qui est une œuvre tardive, et qui pour cette époque apporte plus de questions que de réponses.
Comment ont été accueillis les différents volumes publiés, entre les années 1950, 1952, 1955, 1986, 1999, 2003, 2006 et 2019 ?
Tous les volumes ont été très bien accueillis et les références aux ouvrages publiés témoignent de l’intérêt et de la richesse de l’œuvre. De fait, le volume II, correspondant aux diplômes, et le volume III, dédié aux comtés de Pallars et de Ribagorça, ont dû être réédités et sont pratiquement épuisés.
Comment évaluez-vous le projet CATCAR ? Pensez-vous que cela donnera envie aux gens de s’intéresser à la Catalogne Carolingienne ?
Il est important qu’après une publication de documents, qui sert d’outil de travail pour un certain nombre de spécialistes, il y ait l’apport d’une double aide proposée par le projet CATCAR : d’une part faciliter le travail de ces mêmes spécialistes, bénéficiant d’outils informatiques afin de créer des liens et de favoriser la réunion de documents sur un thème précis, et de l’autre la diffusion des possibilités de cette documentation à un public plus large. De plus, le projet CATCAR sera assurément un bon outil de diffusion externe pour la documentation catalane, car il ne faut pas oublier que, pour cette époque-là, elle représente le principal échantillon pour la partie méridionale de l’Empire, car dans les territoires sous domination française très peu de manuscrits ont survécu et, par conséquent, la documentation catalane peut aider à mieux comprendre beaucoup de processus historiques.