Chacun des 6000 documents de la Catalunya carolíngia est unique et irremplaçable. Même bref, même amputé, le moindre document mentionne des noms de personne, des lieux, des biens, une date, des circonstances, des faits dont il est le seul témoignage, plus de mille ans après.
Ce que démontre la base de données qui sera publiée prochainement – en plus de l’exploitation du moteur de recherche et la création de cartes « à la demande » – c’est leur grand nombre de données. Leur mise en série apporte un regard nouveau sur les hommes, les femmes – si méconnues – les lieux, les activités et les paysages de l’époque carolingienne. La totalité des actes, grâce à ce traitement innovant et numérique, permet de dépasser la simple lecture anecdotique de chacun des documents.
Cette base de données avec ses outils de recherche et de cartographie sera disponible en accès ouvert. En attendant sa mise en ligne, on peut illustrer avec quelques exemples la richesse de cette documentation, ce que je vais tenter de faire ici.
Le document que j’ai choisi est un « classique » de notre histoire carolingienne : je l’ai entendu commenter pour la première fois par Josep Maria Salrach au séminaire de Pierre Bonnassie, à l’Université de Toulouse, il y a juste trente ans. Je leur dois à tous deux beaucoup.
Cet acte est le n° 81 du volume VI de la Catalunya carolíngia, daté du 25 mars 874. Devant le tribunal du comte de Conflent réuni dans la petite église Sant Sadurní de Vilallonga, au territoire de Vernet du Conflent, le mandataire du comte abandonne ses poursuites contre Llorenç de Canavelles, reconnaissant que Llorenç est de condition libre et qu’il ne doit pas être esclave du fisc. Nous sommes au temps de Charles le Chauve, sous le comte Miro Ier de Conflent, fils de Sunifred.
Le tribunal est réuni dans une église, la modeste première église de Vernet, non loin des possessions et des résidences des comtes mais pas dans l’un de leurs châteaux. C’est déjà le signe d’une certaine volonté d’indépendance de la justice. Le tribunal, appelé « tribunal du comte », est constitué de sept juges, dont on sait les noms, et de onze « bons hommes », nommés aussi, parmi lesquels un prêtre et l’huissier, le saig. Le comte n’y siège pas, et on verra que son représentant n’y est pas traité autrement qu’un simple justiciable.
Au nom de son seigneur, le mandataire du comte poursuit un homme de Canavelles, Llorenç, qu’il dit être esclave fiscal, car né de parents et grands-parents qui furent eux-mêmes esclaves du comte Sunifred, père du comte actuel. Sunifred avait reçu donation d’un fisc par un précepte du roi Charles – dont on comprend qu’en plus des terres il devait attribuer les esclaves qui s’y trouvaient.
Les juges demandent alors à Llorenç : « Que réponds-tu à cela ? ». La première défense de Llorenç repose sur la référence explicite au délai trentenaire contenu dans la loi des Goths : « Je ne dois pas être esclave fiscal ni mes parents et ni mes grands-pères et grands-mères paternels et maternels car moi comme mes parents vivons et avons vécu depuis trente et même cinquante ans, comme le stipule la loi des Goths, dans des maisons où nous sommes nés et où nous demeurons sans être soumis au joug de la servitude, dans le village de Canavelles, sans qu’aucun comte ou juge ne nous inquiète. »
La mention de la loi des Goths dans la bouche du défendeur est remarquable : même un paysan du petit hameau de Canavelles sait que la loi des Goths stipule le délai trentenaire, protection suprême des aprisionnaires, des défricheurs, des paysans libres de la Marca. Il y ajoute cette autre précision importante, la résidence continue : il vit et ses parents et grands-parents avant lui ont vécu dans les maisons où ils sont nés, ce ne sont pas des nouveaux arrivés, des fugitifs ou des réfugiés, ils sont sédentaires et bien connus dans leur village.
Alors les juges se tournent vers le mandataire du comte : « As-tu des témoins ou des écrits ou un quelconque indice de vérité par lequel tu puisses prouver que Llorenç, ses frères ou ses parents doivent être des esclaves fiscaux de ton seigneur ? ». Le mandataire dit qu’il n’a pas de preuve, mais qu’il a trouvé, dans un « bref » de son seigneur – un capbreu ou mémoire des terres et des biens du comte –, la mention que le comte, père du comte actuel, avait transmis à son fils la « femme Ludinia » qui était de la parentèle de l’homme qu’il poursuit.
Les juges, dont on suppose qu’ils consultent le « bref », demandent à Llorenç : « D’où vient cette femme Ludinia citée dans ce bref, qui fut la sœur de ta grand-mère, si elle n’était pas une esclave publique ? ». Llorenç riposte : « Je ne sais pas ce que cela signifie, mais ce dont je suis sûr c’est qu’elle n’était pas une esclave astreinte à la servitude, et donc, si la condition servile ne vient à ses enfants d’aucune autre part, par les parents qui la rattachent à moi, alors ses fils ne doivent pas être de condition servile. » Puis les juges citent textuellement la loi des Goths : « Si quelqu’un veut jeter en esclavage un homme libre, il faut qu’il montre par quelle décision il est devenu esclave, et si un esclave se prétend libre, il doit de la même façon montrer la preuve de sa liberté. » Llorenç produit alors quatre témoins qui confirment ce qu’il a dit. Le mandataire du comte, reconnaissant qu’il n’a ni meilleurs témoins ni preuves écrites pouvant prouver ce qu’il dit ou réfuter les témoins du défendeur, renonce donc à ses poursuites devant le tribunal, pour toujours.
En l’absence d’actes écrits, le témoignage sous serment des hommes libres, simples villageois, est plus fort que la volonté du comte, exprimée par son mandataire, devant la cour de justice comtale, car le mandataire ne peut opposer de témoins ou de preuves plus efficaces. C’est le comte lui-même qui est débouté, contredit, au profit d’un simple paysan qui obtient l’appui solidaire de ses voisins.
Ce document prouve que l’esclavage de type antique existe encore en Catalogne au IXᵉ siècle, avec le même vocabulaire : l’esclave est servus ou ancilla, et le libre est ingenuus. Ici il s’agit d’esclaves publics, attachés à des terres fiscales transmises par précepte du roi à ses fidèles et à ses grands serviteurs. Cet esclavage est endogène, fait d’hommes et de femmes parfaitement semblables aux autres, descendants d’esclaves de même souche que le reste de la population (ni des captifs slaves ni des musulmans), et leur statut d’esclaves est héréditaire : prouver qu’un ascendant, qu’un frère ou même un collatéral, un simple « parent » de Llorenç est ou était esclave aurait suffi à prouver la condition servile de celui-ci. L’esclave peut être donné en même temps que les terres, par précepte quand il s’agit de terres d’État, et transmis de père en fils, comme le dit le mandataire.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas de différence entre l’esclave du Ier siècle de notre ère et celui du IXᵉ siècle ? Non, certes, car le monde et les temps ont changé, mais le statut juridique et social de l’esclave et de l’esclavage est resté similaire, sinon inchangé. Les mots comme la condition d’esclave sont infâmants, ils sont les signes d’une dépendance dans laquelle Llorenç ne veut à aucun prix tomber. Si le servus fiscalis était un « fonctionnaire privilégié », un « serviteur de l’État », cette sorte de « fonctionnaire » que décrivaient certains historiens édulcorant les réalités dérangeantes, comme expliquer l’acharnement de Llorenç à échapper à ce statut « favorisé » ?
Ce document est une remarquable démonstration de la vitalité de la loi des Goths, connue dans ses grands principes des gens du peuple, et dont le texte est possédé, lu et cité par les experts en droit, les juges, puis recopié dans le jugement. Michel Zimmermann en a parlé mieux que moi.
On ne sera pas surpris que ce jugement soit une des références essentielles des débats sur les rapports entre la justice, la société et le pouvoir à l’époque carolingienne, comme sur la question débattue de l’esclavage. Ajoutons que la richesse de la documentation de la Catalunya carolíngia est telle qu’elle nous permet de replacer ce jugement dans une série de six actes qui nous font connaître la famille et les possessions de Llorenç, entre 870 et 901.
Aymat Catafau
Université de Perpignan Via Domitia