Michel Zimmermann (1937) historien spécialiste dans le moyen âge, vient de publier son dernier livre Naissance de la Catalogne, une œuvre où il enquête sur les origines de la Catalogne. Aymat Catafau, de l’équipe de CATCAR, a parlé avec l’auteur sur les thèses et analyses qu’il défend dans ce travail.
Pourquoi un nouveau livre sur la « Naissance de la Catalogne » ? S’agit-il d’une nouvelle Histoire de la Catalogne ? tout n’a-t-il pas déjà été dit sur le sujet ?
En aucune façon, il ne s’agit d’une nouvelle Histoire de la Catalogne. Celles-ci sont nombreuses ( je me suis risqué moi-même à en écrire une très brève en collaboration avec mon épouse Marie-Claire Zimmermann en 1997, dans la collection Que sais-je ?). Les plus récentes, réparties sur plusieurs volumes, sont excellentes, exhaustives, d’une précision exemplaire, d’une rigueur de rédaction exceptionnelle et elles manifestent un louable souci d’objectivité. Il est certain qu’il n’y a actuellement aucune nouveauté à y apporter. Mais, précisément, les histoires sont des récits (le terme remonte à Hérodote), et ces récits sont bien évidemment écrits beaucoup plus tard que les événements qu’ils rapportent ; ils ont une forme linéaire et, quelle que soit l’honnêteté intellectuelle des historiens qui les écrivent, ils ne peuvent échapper à une préoccupation : raconter la genèse d’une réalité contemporaine, en suivre le déroulement comme si elle était appelée à exister dès le départ (mais quel départ ?) et comme si la situation actuelle en fondait ou expliquait en toute logique les diverses étapes. Le mot « histoire » reste polysémique ; il définit à la fois le récit lui-même et la signification que l’auteur entend lui donner en fonction de son aboutissement. Deux dangers menacent ainsi la rédaction du « récit national » : une sorte de déterminisme et une tentation de téléologie, qui font de l’histoire une forme de mise en œuvre d’un projet initial, la matérialisation d’une réalité ontologique restée longtemps virtuelle (la fameuse identité). Certaines histoires de la Catalogne commencent avec l’homme de Tautavel ! Le récit national est nécessaire et stimulant car il fonde la possibilité du vivre-ensemble et le partage d’un héritage commun. Mais mon projet est tout autre. Il a pour objet d’essayer de comprendre comment la Catalogne, incontestable réalité vivante, territoire qui abritait une communauté humaine se recommandant du même nom, a pu émerger et s’imposer tant à ceux qui l’habitent qu’à ses voisins. Toute réalité humaine est le produit de l’histoire ; mais l’histoire est constituée d’une succession d’événements ou d’accidents imprévisibles. Quels sont ceux qui ont donné naissance de manière progressive à la Catalogne, réalité aujourd’hui si vivante que certains souhaiteraient lui voir reconnaître une existence propre, excluant tout lien ou toute dépendance avec les communautés voisines ?
Comment avez-vous abordé cette question complexe ? Quelle est l’originalité de votre approche ? Quelle perspective a guidé votre écriture ?
Pour moi, la tâche de l’historien professionnel (et non pas de l’auteur d’un récit historique) repose sur une exigence fondamentale : ne rien affirmer, tant au niveau des faits qu’à celui des sentiments ou des idées attribués aux individus comme aux collectivités, qu’il ne puisse justifier en l’appuyant sur des documents. Pour l’historien, ces documents sont les textes. Il ne saurait affirmer la moindre chose sans la justifier en note par une citation précise empruntée à un texte dont l’authenticité est garantie ; c’est à partir des seuls documents contemporains que l’on peut attribuer une idéologie, fournir une explication ou porter un jugement ; toute démarche qui s’en abstiendrait relèverait de l’extrapolation ou de l’anachronisme.
Étudier la naissance de la Catalogne, c’est donc chercher à connaître ce que pouvaient penser et croire les habitants de la future Catalogne, du territoire appelé à devenir la Catalogne, comment ils se situaient dans le monde contemporain, quelle en était leur représentation (Weltanschauung) et les accompagner jusqu’au moment où ils furent capables de se définir comme Catalans en tant qu’habitants de l’espace appelé lui-même Catalogne.
Cette étude de la représentation, tant idéologique que géographique ou politique, ne peut s’appuyer que sur les témoignages contemporains, sur l’écriture qui les perpétue, dans laquelle l’historien s’attache à reconstituer les diverses étapes de son évolution. Toute affirmation doit être justifiée par un témoignage écrit dont l’authenticité est garantie. Seule l’écriture produite dans le cadre de leur vie quotidienne par ceux dont on s’efforce de connaître la pensée permet de comprendre ce que pouvait être leur vision du monde à une époque donnée. Le recours à d’autres types de documentation est périlleux ; l’appel aux récits contemporains, chroniques ou traités, relève déjà d’une construction, d’une reconstitution qui s’appuie sans doute elle-même sur les documents de la pratique quotidienne, mais s’autorise à les interpréter. Quitte à employer une formule qui peut surprendre, j’oserai dire que c’est l’écriture qui fait l’histoire, l’écriture produite par ceux qui sont dans l’histoire. L’historien, soucieux de décrypter la pensée de ceux qui constituent l’objet de sa recherche, a souvent négligé les sources contemporaines en raison de leur caractère pragmatique, de leur contenu très matériel ; or, l’espace appelé à devenir la Catalogne fournit dès la fin du IXème siècle à la recherche historique une impressionnante quantité de sources écrites ; pour les siècles antérieurs (l’époque wisigothique en particulier), l’historien ne dispose le plus souvent que de textes historiographiques, annales ou chroniques, qui sont déjà une forme d’écriture de l’histoire, et qui proposent un regard distancié, donc une forme interprétation. Le recours prioritaire, la soumission aux documents de la vie quotidienne est donc le moyen le plus sûr, mais peut-être aussi le plus difficile, de découvrir, exhumer, reconstituer les idées et les préoccupations de ceux qui les ont écrits. Jusqu’à la fin du XIème siècle, un grand nombre de documents catalans débutent par le rappel impératif d’un texte de la Loi gothique rappelant l’obligation de la transcription écrite de toute affaire conclue entre individus (lex gotica iubet ut in omnibus causis scriptura intercurrat). Pour ne prendre qu’un exemple, le mode de datation des documents ou la dénomination qu’ils attribuent aux détenteurs du pouvoir peuvent varier : ces variations traduisent une évolution dans la perception des réalités environnantes. Aussi l’historien doit-il profiter de la diversité, de la liberté, de la spontanéité et même de la subjectivité affectant l’écriture documentaire avant le XIIIème siècle, avant que ne se mette en place et ne s’impose un notariat régulateur qui s’efforce de figer l’expression écrite dans des formulations répondant à des finalités nouvelles. Cette soumission à l’écriture du quotidien soulève un problème majeur : dans une société où la quasi-totalité des individus était illettrée, qui avait le privilège de savoir écrire ? Qui plus est, écrire en latin ? Quelle était la population au nom de laquelle le scriptor écrivait et dont il perpétuait la représentation ou à laquelle il imposait sa propre représentation ? À qui s’adressait-il ? Qui pouvait avoir accès à son écriture et partager les représentations qu’elle véhiculait ? Autant de questions auxquelles l’historien doit s’efforcer de donner une réponse s’il veut que son propos ait la moindre crédibilité ; c’est là que doit intervenir son esprit critique ; il doit être reconnaissant au scribe qui, avec prudence, assimile en 1019 le pouvoir du comte Hug d’Empuriès à celui qu’exerçaient auparavant les rois (potestatem quam Reges ibi pridem habuerunt iste Hugo comes ibi habebat) mais il doit aussitôt rejeter l’acte où est mentionnée l’existence d’un roi de Barcelone, document qui, quelques décennies plus tard, au moment d’être transcrit dans un cartulaire, est dénoncé comme un faux évident.
Quelle place occupe la période carolingienne dans l’histoire de la Catalogne ?
Je dirais volontiers qu’elle occupe une place essentielle et même fondatrice. L’histoire de la Catalogne comme entité territoriale débute au IXème siècle. Mais, là encore, la situation qui est la sienne est d’abord le fruit du hasard. Jusqu’à cette date, la future Catalogne avait appartenu à d’autres ensembles politiques : province de l’empire romain, royaume wisigothique de Tolède, émirat omeyyade consécutif à la conquête musulmane de 711. Dans ces différents ensembles, sa situation géographique, marginale ou frontalière, avait pu l’amener à développer une certaine forme de particularisme temporaire qu’un regard porté de l’extérieur (notamment par les chroniques historiques) pouvait attribuer à une permanence gothique (ainsi, lorsque, à la suite de sa rébellion en 673, le duc Paul se proclame rex Hispaniae orientalis) Mais l’événement essentiel est bien la conquête partielle de la future Catalogne par la monarchie carolingienne et son incorporation à l’empire franc, ce que le grand historien toulousain Philippe Wolff appelait son « arrachement » à l’Hispania. Que cette conquête soit le fruit de l’expansion conquérante des Francs ou l’amorce d’une entreprise de reconquête chrétienne, qu’elle soit célébrée comme un triomphe ou apparaisse comme un échec par rapport à des projets plus ambitieux de dilatatio Christianitatis, qu’elle ait été subie à contre cœur ou qu’elle ait été accueillie favorablement par les habitants de l’espace catalan, le phénomène est incontestable. Après la prise de Barcelone en 801 et, de manière plus nette encore, après 814 et les vaines tentatives pour prolonger la conquête jusqu’à la vallée de l’Èbre, le Llobregat marque la limite méridionale de l’empire franc ; l’espace appelé à devenir catalan est désormais totalement étranger au destin de la péninsule ibérique auquel il appartenait jusqu’alors. La future Catalogne –du moins ce qu’on appellera plus tard la Vieille Catalogne- est incorporée à l’espace franc et, à l’occasion du partage de l’empire, sa situation géographique l’associe à d’autres régions du royaume franc, même si, jusqu’en 850, elle a pu être un foyer temporaire de résistance wisigothique ou susciter des tentations séparatistes de la part de dignitaires francs associés à la famille royale (aventure de Bernard de Septimanie et de son fils Guillem).
De la Marca hispanica à la Catalogne, quelles sont les continuités ? les ruptures ? les différences ? Entre le temps de la Marca hispanica et celui de la Catalogne, le Xème siècle n’occupe-t-il pas une place importante, voire essentielle, en un temps où la première n’existe plus et où la seconde n’est pas encore née ?
D’abord qu’entend-on par marca hispanica ? Le terme a été inventé au XVIIème siècle pour appuyer les revendications de la couronne française sur la Catalogne. Pierre de Marca, archevêque de Toulouse, nommé en 1644 visiteur général et intendant de la Catalogne, composa un ouvrage historique doté d’un remarquable appendice historique qui constitue encore aujourd’hui un recueil de sources fondamental pour qui veut étudier la Catalogne médiévale ; il l’intitula Marca hispanica sive limes hispanicus, hoc est geographica et historica descriptio Cataloniae, Ruscinonis et circumjacentium populorum ; marca hispanica est clairement donné pour équivalent de Catalogne. Depuis l’expression a été régulièrement utilisée jusqu’à l’époque contemporaine par de nombreux historiens pour désigner la Catalogne d’avant la Catalogne, avant l’émergence du nom de Catalogne. Pierre de Marca a emprunté le terme à quelques occurrences (une quinzaine) rencontrées entre 821 et 850 dans les chroniques carolingiennes (notamment les Annales royales) et il en a conclu qu’il servait à désigner la future Catalogne dans le cadre de l’empire franc, sorte de marge ou de marche de l’empire, territoire hispanique incorporé à l’empire franc. Ramon d’Abadal a montré que cette interprétation était erronée et j’ai moi-même consacré une brève étude à l’expression lors d’un colloque tenu à Huesca portant sur La Marca superior de Al-Andalus y el Occidente. Elle se rencontre pendant une courte période au IXème siècle, mais ne désigne pas la future Catalogne elle-même comme entité territoriale ; elle souligne le fait que le territoire appelé à devenir catalan marquait la limite méridionale de l’empire franc, la frontière avec l’Hispania restée musulmane ; à plusieurs reprises d’ailleurs, l’expression marca hispanica cède la place à celle de limes hispanicus, nettement plus explicite et il arrive que le terme marca se voit adjoindre des qualificatifs territoriaux comme extrema ou ultima. Le IXème siècle ne constitue donc pas le siècle de la marca hispanica ; la future Catalogne, répartie entre différents comtés, est intégrée à l’empire franc, puis au royaume franc occidental dont elle partage la destinée. Quant au XIème siècle, peut-on dire qu’il est déjà celui de la Catalogne, qu’elle y prend naissance ? Certes, le pays, divisé en plusieurs comtés, s’organise dans le cadre de la féodalité, comme l’a remarquablement démontré Pierre Bonnassie dans une œuvre magistrale dont le titre n’offre pas la moindre équivoque (La Catalogne du milieu du Xème à la fin du XIème siècle. Croissance et mutations d’une société), mais ses dirigeants, s’il leur arrive parfois de se réunir, comtes et évêques, lors de la consécration d’un édifice religieux, ne manifestent à aucun moment la moindre prise de conscience d’une destinée commune ni même de la moindre unité territoriale que sanctionnerait l’usage d’un nom. S’enfermer dans des étapes aussi rigoureusement délimitées, des séquences successives représente un risque pour l’historien qui s’astreint à suivre une évolution continue ignorant les interruptions brutales et qui consacre son analyse à la recherche de ce que pouvaient, de manière imprécise ou même contradictoire, éprouver les contemporains et qu’ils nous livrent parcimonieusement dans les textes qu’ils nous ont laissés.
Cela dit, si la marca hispanica n’a jamais existé comme espace territorial préfigurant la Catalogne et si la Catalogne n’existe pas au XIème siècle comme entité originale et identifiée comme telle, il est incontestable que le Xème siècle représente une étape essentielle dans la formation de la Catalogne, je pourrais même dire son étape fondatrice, expression que j’ai déjà utilisée pour qualifier la période carolingienne ; si, institutionnellement, le royaume franc demeure le cadre de la vie collective des comtés « catalans », il ne l’organise plus et intervient de plus en plus rarement dans leur existence ; ne subissant plus ni contrainte ni contrôle de l’autorité royale, les comtés sont progressivement amenés à exercer une pleine souveraineté, une souveraineté naturelle, plus acceptée ou subie que choisie ou conquise. Prenons garde en effet à ne pas concevoir cette étape comme une rupture décidée, une séparation, une quête volontaire d’indépendance. En 1988, le gouvernement de la Generalitat de Catalunya avait décidé de faire de l’année 1988 celle du Millénaire de « l’indépendance politique » de la Catalogne. Comme, a terme d’un colloque tenu en 1987 à Barcelone sur le thème du millénaire de l’avènement d’Hugues Capet, mes travaux connaissaient une certaine notoriété qui avait dû trouver un écho dans l’entourage du pouvoir, le maire de Barcelone, Pasqual Maragall, m’invita à prononcer une conférence à la mairie de Barcelone. Ayant soigneusement préparé mon discours et l’ayant fait traduire en catalan par Marie-Claire Zimmermann, je m’aventurai en fin de conférence à soulever la question de l’ « indépendance » et me permis de poser la question « independència, però independència de què ? » ? Lorsque, quelques heures plus tard, le maire me reçut à sa résidence de Pedralbes, il me félicita pour l’invention de cette formulation qui, dit-il, l’avait enchanté tant elle répondait à la situation concrète du pays à la veille de l’an Mil.
En effet, si la Catalogne n’existe pas avant le XIIème siècle, date de sa naissance documentaire et de sa reconnaissance par l’attribution d’un nom propre, il n’en est pas moins vrai que le Xème siècle constitue un moment essentiel dans l’histoire de sa formation. Mais cette évolution décisive, cette « marche à la souveraineté » (pour reprendre la formulation de Ramon d’Abadal) n’est pas le fruit d’un choix politique conscient et volontaire ; elle est plus subie que construite ou même pensée ; pendant tout le Xème siècle, la future Catalogne continue à faire partie du royaume de Francie occidentale et participe à son évolution. Mais, dans le cadre du royaume, se produisent à la fin du IXème siècle deux phénomènes décisifs ; le premier est le regroupement, né d’un choix émanant de la volonté royale dont les comtes sont les représentants, de la plupart des comtés « catalans » entre les mains d’une même famille indigène enracinée en Conflent ; procédant en 878 à une nouvelle répartition des comtés « catalans », Louis le Bègue attribue Barcelone et Gérone à Guifred, déjà comte de Cerdagne et Urgell depuis 870, cependant que Miro, frère de Guifred, reçoit le comté de Roussillon. Le second est que Guifred et Miro sont les derniers comtes nommés par l’autorité royale ; ils transmettront leur charge à leur propre descendance, inaugurant le temps des dynasties comtales héréditaires, où le pouvoir se transmet de père en fils, sauf lorsqu’une dynastie s’éteint faute de descendance masculine ; le comté disparaît ou il est transféré à une autre famille avec laquelle il a des liens de parenté. Les événements de la fin du IXème siècle ont donné naissance à une interprétation nationaliste ; Guifred a été érigé en premier souverain d’une Catalogne indépendante, et le choix du roi carolingien dicté par la reconnaissance d’une spécificité gothique des populations locales. C’est oublier que le phénomène n’est en rien spécifique de l’espace catalan ; il est général dans le royaume franc, où débute le temps des principautés ; le royaume se disloque en entités territoriales enracinées dans une identité géographique ou ethnique ; paradoxalement, l’espace catalan ne se constitue pas en principauté, mais reste divisé en comtés qu’aucun duché ne regroupe, si l’on exclut, à la fin du Xème siècle, l’éphémère tentative du comte barcelonais Borrell pour s’attribuer à plusieurs reprises le titre de dux Gothiae. La nouvelle organisation du pouvoir inaugure une étape nouvelle de la vie politique dans l’espace catalan ; au cours du Xème siècle, les comtés s’éloignent sans cesse davantage du pouvoir royal qui n’exerce plus aucun contrôle sur eux ; le pouvoir royal lui-même s’affaiblit de plus en plus et n’est plus en mesure d’exercer la moindre autorité sur les comtes qui théoriquement sont ses représentants ; la communication entre l’autorité royale et les comtés, qui se manifestait à travers l’envoi de diplômes, se réduit chaque jour davantage et finit par s’éteindre. Mais la situation de la Catalogne n’est pas différente de celle des autres comtés méridionaux du royaume franc ; son identité hispanique ne joue aucun rôle dans cet éloignement royal. D’autant que, contrairement à ce que l’on serait tenté de penser, les comtés catalans ne restent pas indifférents à ce qui se passe dans le royaume, en particulier à la succession royale ; en témoigne le mode de datation des documents issus de la chancellerie comtale aussi bien que de simples particuliers ; ils continuent à être datés avec une précision exemplaire (au jour près) d’après les années de règne du roi carolingien ; lorsqu’à partir de 880, le pouvoir des rois carolingiens se heurte à des usurpations venues de la famille robertienne, les documents catalans refusent de reconnaître les nouveaux rois considérés comme illégitimes ; ils sont datés par le années posthumes du souverain précédent (anno V quod Karulus rex obiit) ou choisissent de se placer sous le seul règne du Christ, dans l’attente d’un nouveau roi légitime (Christo regnante, rege expectantem ou rege sperantem). Les comtes catalans continuent à s’inscrire dans un ordre franc. Devenus maîtres de leur destinée, les comtes n’hésitent pas, à partir des décennies 920-940, à pratiquer une véritable imitatio regis en se dotant d’une titulature prestigieuse (marchio, princeps), en la décorant d’une adjectivation hyperbolique (illustrissimus, excellentissimus, etc.), en y mentionnant leur parenté (épouse ou fils), surtout en y insérant de manière quasi-systématique après 950 la mention de la grâce de Dieu (gratia Dei comes) : la grâce divine se substitue au précepte royal pour légitimer le pouvoir comtal. D’autre part, la nébuleuse initiale de comtés fait place à la fin du Xème siècle à plusieurs ensembles territoriaux, dont le plus important, Barcelone, Gérone et Vic, appartenant à la branche aînée descendant de Guifred, n’est plus démembré après sa mort. La solidarité familiale comme la nécessité réapparue de faire face à des dangers communs née de l’apparition du Califat et de sa volonté d’expansion au détriment des principautés chrétiennes du nord de la péninsule, amène les comtes à entreprendre des actions collectives, qu’il s’agisse de l’érection d’une métropole commune à Vic ou de la quête de nouvelles protections, comme celle du « pape de Rome », qu’un document de 956 associe au « roi des Francs » pour les qualifier de « princes de notre région ». Incontestablement, si la Catalogne n’existe pas à la fin du Xème siècle comme espace délimité ou entité politique revendiquant son indépendance et reconnue de l’extérieur, elle jouit déjà, comme le remarquait Pierre Bonnassie, d’une incontestable unité de gouvernement, sous l’autorité tacite du comte barcelonais ; l’hommage qu’entre 1018 et 1026 le comte Ermengol II d’Urgell prête à Berenguer Ramon est l’un des tout premiers hommages recensés en Catalogne ; le 15 novembre 977, l’acte de la troisième dédicace de Sainte Marie de Ripoll, lieu d’affirmation précoce de la communauté catalane, enraciné au cœur de la nébuleuse de comtés, recense les biens de l’abbaye disséminés dans les divers comtés ; il représente la plus ancienne production historiographique catalane (on a pu le définir comme un « acte de naissance ») ; à travers le thème de la « seconde libération », il exalte la dynastie barcelonaise et d’abord Guifred, seul auteur de la libération, passant sous silence l’épisode carolingien ; de même, certains laïcs ainsi que les abbayes disposent d’un patrimoine dispersé dans la plupart des comtés. Si elle n’est pas affirmée ni même peut-être pensée, la Catalogne existe en filigrane.
C’est une menace extérieure qui constituera une nouvelle étape, décisive et irréversible, dans l’histoire de la Catalogne en formation. Le 6 juillet 985, Al-Mansur, véritable maître de Cordoue depuis la mort du calife Al-Hakam II, s’empare de Barcelone ; il incendie et détruit la ville, massacre une partie des habitants et emmène les autres en captivité. Le comte de Barcelone Borrell fait spontanément appel au roi franc Lothaire, son protecteur naturel, mais celui-ci meurt aussitôt et son successeur Louis V ne règne que quelques mois ; au cours de l’année 987, les princes du royaume franc choisissent de donner le pouvoir royal au duc des Francs, Hugues Capet au détriment du représentant de la dynastie carolingienne. Il semblerait (si l’on se fie à une lettre de Gerbert, écrite au nom du nouveau roi en janvier-mars 988)) que Borrell ait renouvelé son appel à l’aide au nouveau souverain, mais que celui-ci ait assorti sa promesse d’intervention de conditions telles que Borrell refusa de s’y soumettre (« si tu préfères obéir à nous plutôt qu’aux Ismaélites, envoie-nous avant Pâques des légats afin qu’ils nous assurent de ta fidélité »).
L’épisode est important car il met un terme définitif à toute forme de relation entre le roi franc et les comtés catalans ; la datation des documents postérieurs à 987 mentionne avec commisération le règne d’Hugues Capet qui n’est qu’un duc, donc un parvenu privé de la moindre légitimité (Hugone regnante qui dux fuerat pridem), dont le pouvoir est cantonné in Francia. Les comtés catalans acquièrent une pleine souveraineté. Peut-on parler d’indépendance ? Aucune formulation ou affirmation de cette nature ne se rencontre et le concept est trop juridique pour avoir mobilisé la pensée des contemporains. D’autre part, après quelques années de tergiversation correspondant au règne d’Hugues Capet, les documents reprennent une datation par les années de règne des rois capétiens. Pleinement souverains, n’ayant plus aucun compte à rendre dans le gouvernement de leur comté, les comtes catalans, et en premier lieu celui de Barcelone, qu’une abondante documentation permet de suivre dans le gouvernement de son comté et sa relation aux autres comtes, reconnaissent que leur souveraineté s’inscrit dans un espace plus large et très imprécis. Mais il est clair que les événements de 985-987 marquent une rupture décisive dans l’histoire de la Catalogne en formation. Au cours des décennies suivantes, la catastrophe de 985, qui a bouleversé la vie de la société barcelonaise, est évoquée de manière récurrente dans la documentation non seulement comme une date liminaire servant de repère pour la résolution des problèmes qu’elle a suscités, mais comme une date fondatrice, celle de la mort de Barcelone ou de sa destruction (obsessa, apprehensa, deprehensa, capta, dissipata, destructa, devastata, depopulatia ; periit, interiit, periclitavit). À partir du début du XIème siècle, non seulement les dignitaires catalans n‘entretiennent plus la moindre relation avec le pouvoir franc, mais ils sont invités, après la catastrophe de 985, à tourner leur regard vers le sud, vers l’Hispania qu’ils redécouvrent et où bientôt, à la faveur du démembrement du Califat, ils seront tentés d’intervenir et d’imposer aux royaumes de taifas voisins un protectorat générateur de substantiels tributs ou parias. Dès 1010, l’expédition de Cordoue, « premier acte d’affirmation collective du peuple catalan » (Ramon d’Abadal), revanche ou vengeance du raid de 985, réunit la plupart des comtes et évêques catalans. Bientôt la date de 985 sera inscrite dans les chroniques catalanes et, à plus long terme, elle sera placée en tête comme la date fondatrice de l’histoire catalane. Le Xème siècle est bien celui où, si la Catalogne n’est pas encore née dans l’organisation d’une vie commune ni dans la conscience de ses habitants, elle n’est plus enracinée dans la seule mémoire de son histoire antérieure et débute une existence propre, dans la dispersion certes, mais dans le partage de nouvelles perspectives et de certains projets.
Au sujet de l’étymologie du nom de Catalogne, vous évoquez les deux hypothèses anciennes, celle de « Terre des Goths » et celle de « Terre des castlans » (tenanciers des châteaux). Ces deux hypothèses établissent un lien symbolique entre vos travaux et ceux de Pierre Bonnassie. Comment vos deux perceptions de l’histoire de la Catalogne se complètent-elles ?
Le problème de l’étymologie du nom de Catalogne a suscité les hypothèses les plus nombreuses et ingénieuses, certaines vraisemblables d’un point de vue linguistique mais peu crédibles d’un point de vue logique. Là encore l’historien doit s’en remettre aux sources, aux dates d’apparition d’un terme et au contexte qui peut aider à comprendre sa signification. Les hypothèses les plus ingénieuses font de Catalogne le pays des « Goths et des Alains » (Gotholonia) ou un anagramme évoquant la tribu des Laketani ; d’autres vont chercher l’étymologie encore plus loin jusqu’aux temps des Huns ou aux limites de l’expansion musulmane en la rattachant à un lieu représentatif de l’histoire catalane (Montcada, Taluniya). L’hypothèse le plus souvent retenue et sans doute la plus vraisemblable est celle qui a été formulée dès 1899 par J. Balari i Jovany ; elle s’appuie sur l’étymologie de castlà et a été adoptée et précisée par Pierre Bonnassie pour qui les châtelains « constituent à eux seuls toute la puissance militaire du pays ; les étrangers ne s’y trompent pas qui, prenant contact avec la Catalogne par l’intermédiaire de ses guerriers, désignent le pays du nom de ses castlans…Le nom des gardiens de châteaux finira par s’appliquer à l’ensemble de la population » ; l’hypothèse présente l’avantage de faire correspondre l’apparition du nom à une réalité sociale vécue de l’intérieur (le terme apparaît précocement comme anthroponyme) et également perceptible de l’extérieur, puisque les premières occurrences du mot « catalan » figurent dans un poème pisan, le Liber maiolichinus de gestis Pisanorum illustribus, récit en vers de l’expédition conduite en 1114 par Ramon Berenguer III contre Majorque ; le pays qu’il gouverne y est dénommé Catalonia. Cela dit, les premières occurrences du terme pour désigner en Catalogne même un espace géographico-politique apparaissent dans les dernières décennies du XIIème siècle ; dans des documents publics, et notamment dans le testament d’Alphonse II, il est employé pour désigner, face à l’Aragon dont il est le roi, le territoire patrimonial qu’il gouvernait, par voie héréditaire, comme comte de Barcelone. Le surgissement du terme répondait à une nécessité et on comprend qu’il soit issu de ce qui était alors perçu comme une réalité sociale visible. La situation reste confuse, puisque les premiers documents où apparaît le terme le rajoutent à ceux qui désignent les différents comtés (et Catalonia), alors que d’autres, se refusant à lui attribuer un nom, préfèrent délimiter de manière géographique le territoire non-aragonais où s’exerce le pouvoir du monarque (de Salsis ad Tortosam). Il n’est pas certain que tous les comtés catalans soient inclus dès la fin du XIIème siècle dans le concept de Catalogne. Mais on peut dire qu’à partir du moment où les rédacteurs d’actes officiels emploient le terme pour désigner le territoire où s’exerce le pouvoir du souverain qui cumule les fonctions de roi d’Aragon et de comte de Barcelone (concept ayant permis d’absorber les différents comtés tombés en déshérence), la Catalogne a pris naissance dans l’esprit du souverain comme dans celui des individus qui participent au pouvoir ou qui le subissent. Reste à savoir si le simple habitant d’un village pyrénéen a déjà accès au terme et si sa propre représentation peut s’étendre à cette forme de conceptualisation géographique.
Dès le départ je me suis rallié à l’hypothèse étymologique formulée par Pierre Bonnassie, car elle est fondée sur la documentation écrite et sur la vraisemblance que véhicule la perception sociale qui la fonde, d’autant qu’avant de servir à désigner une catégorie sociale, et un espace politique, le terme catalanus a constitué un anthroponyme très usité qui dérive à l’évidence de castlanus. Je n’ai jamais opté pour l’étymologie gothique bien que, dès le début de mes recherches, j’aie été frappé par la mémoire gothique irradiant la perception de l’espace appelé à devenir la Catalogne et par l’appel permanent qui était fait au droit gothique jusqu’au milieu du XIIème siècle, au point, dans les actes de la pratique, de précéder l’invocation divine !
S’il ne me paraît pas possible de dire que la quête étymologique de l’origine du mot Catalogne constitue un lien entre nos travaux respectifs, je suis d’accord pour admettre que nos recherches constituent deux approches différentes et complémentaires de l’histoire médiévale de la Catalogne et, plus précisément, de ce que nous pouvons appeler son émergence dans le monde contemporain. J’ai connu Pierre Bonnassie très tôt, au moment où ilachevait de rédiger sa remarquable thèse et il m’a aussitôt encouragé à travailler moi aussi sur la Catalogne des X-XII èmes siècles, donc sur les mêmes sources que lui. Nous l’avons fait sans le moindre problème ni concurrence et, très vite, Pierre m’a invité à participer à des colloques où ma propre analyse permettait d’élargir ou de mieux comprendre des phénomènes sociaux dont il avait fait le fondement de ses recherches (je pense ainsi aux serments de fidélité écrits). La différence d’approche qui peut caractériser nos travaux respectifs est que Pierre Bonnassie, avec une rigueur exemplaire appelée à rester un modèle pour les jeunes chercheurs, a reconstitué la société catalane des X et XIème siècle ; il l’a décrite et fait vivre, nous a permis de la comprendre et d’y pénétrer alors que moi j’ai essayé, au prix d’une recherche autant littéraire qu’historique, portant sur le sens des mots autant que sur leur portée sociale, d’accéder à la vie des individus, de connaître leur pensée et leur représentation, de les reconstruire à partir des mots qu’ils utilisaient pour communiquer entre eux. Mon travail fut moins de chercher à comprendre l’organisation et le fonctionnement de la société féodale catalane, à expliquer sa formation par l’identification et la confrontation des textes qu’à essayer de percevoir quelle représentation en avaient les contemporains qui en étaient les acteurs et de le faire à partir des mots qui étaient les leurs. Ma démarche, littéraire aussi bien qu’historique, n’exigeait pas la construction d’une synthèse ; elle reposait sur l’analyse minutieuse et le décryptage.